Chapitre 5.

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Pour une raison inconnue, la cuisinière du manoir, que tous appelaient la Fersen, paraissait adorer Aleksi. Elle avait sûrement dû craquer pour ce jeune homme mystérieux, pour cette ombre à l'aura séduisante malgré son physique peu attrayant. Chaque fois qu'il entrait dans la cuisine, son royaume à elle comme elle aimait le répéter, elle lui offrait de grands sourires et se répandait en signe d'affection. Malgré son âge avancé, elle demeurait une femme bien en chair, au teint rougeaud, toujours pétillante de vitalité et qui parlait plus fort que les marchandes un jour de marché.

Les commérages étaient son apanage. Si l'on voulait tout savoir de ce qu'il se tramait et se murmurait parmi les domestiques et les gens du peuple, c'était elle qu'il fallait aller voir. Ce que ne manquait pas de faire le mercenaire lorsqu'il le pouvait, quand il n'avait aucune mission – qu'elle soit officielle ou officieuse – et que ni Mara ni sa fille ne requérait sa présence.

Au moins, dans ces brefs instants qu'il volait au temps et à sa course inarrêtable, il oubliait quelque peu le poids écrasant de sa charge.

Silencieusement, il se faufila dans la cuisine, immense pièce meublée, remplie de casseroles et de marmites en cuivre. Au fond de la pièce, un feu vif brûlait dans l'âtre, diffusant une fumée épaisse tandis qu'un morceau de viande rôtissait par-dessus les flammes.

Il y faisait chaud et une bonne odeur de festin y flottait continuellement.

La Fersen était occupée à plumer une oie. Elle accueillit cependant le nouveau venu avec un grand sourire, qui étirait ses joues rougies par la chaleur régnant dans la pièce. Il la salua d'un geste de la tête avant de s'approcher, évitant agilement les ustensiles semés le long de sa route. Tout en avançant, il ôta ses longs gants en cuir noir, étirant ses doigts. Il faisait trop chaud pour continuer à les porter.

Cependant, alors qu'il avait rejoint la cuisinière, il se figea aussitôt. Car aussitôt les premières notes d'une mélodie résonnèrent derrière lui, le frappant en plein cœur, attirant toute son attention.

« Oyez les échos de ma chanson,
D'êtres obscurs, de malédictions,
Bientôt magie et sang se mêleront
Leur pouvoir règnera sur nos maisons...

Aleksi frémit. Cet air, ces paroles, cette langue... Ce n'était pas du navarien, loin de là... La Fersen ne devait absolument rien y comprendre mais lui saisissait tout. Le sens des mots ne lui échappait pas. Si les paroles trainaient dans l'air, mélangées aux fausses notes, ils les reconnu aussitôt. Chaque son frappait la cadence, dans un rythme lent, répétitif, dans un timbre grave et vibrant qui éveilla en lui des échos du passé.

Ils sont là, se trouvent partout,
Dans les ténèbres, dans la lumière,
Ils sont là et ils savent tout,
Prenez garde à leurs jeux mortifères,

Le mercenaire eut l'impression qu'un étau venait de se refermer sur sa poitrine. Des griffes pointues s'étaient emparées de son cœur. Statufié, il ne pouvait qu'écouter cette berceuse sinistre qui s'insinuait en lui pour venir enlacer son âme dans une étreinte glaciale. Il n'avait jamais pensé entendre ce chant de nouveau... Il douta même un instant que tout ceci ne soit la réalité. C'était impossible... Impossible mais pourtant vrai.

Ils brûlent, tuent, guérissent les maux,
Ils boivent et aiment, haïssent et s'étreignent,
Des dons mystiques, magie des mots,
Illusions, plus fatales que la peine...

Il trouva enfin le courage de se tourner pour toiser celle qui était à l'origine de cette chanson. Lentement, il lui fit-face, ses poings crispés sous ses gants en cuirs, le fourreau de son épée venant taper contre sa jambe. Silencieux, il découvrit enfin la chanteuse. C'était une petite servante qu'il n'avait jamais vu jusque-là. Sûrement était-elle nouvelle... Elle avait des cheveux lisses, d'un blond terne. Quant à ses yeux... Bien qu'ils fussent baissés, ils étaient si clairs qu'ils en paraissaient presque transparents.

Le Cercle Des Merveilles - I - À cœur et à sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant