Chapitre 26

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Il est 16h30, Lya gare le pick-up en contrebas du chalet. Le soleil est en train de disparaître derrière les sommets, teintant le ciel de rose et d'orange. Nous sommes passés à Pagosa Springs, où nous avons rendu le matériel de ski : j'ai toujours détesté ce moment, synonyme que les vacances s'achevaient. Mais cette fois, je suis partagé entre le besoin urgent de reprendre le cours de ma vie, telle que je l'ai laissée il y a une semaine et l'envie de demeurer dans le seul lieu qui nous lie, Connor et moi.

A peine arrivés, je m'enferme dans la bibliothèque sans même prendre le temps de me changer et compose le numéro de ma mère. J'ignore ce qu'elle attend de notre conversation, mais elle risque d'être déçue : cette fois, je n'aurai rien à lui apprendre, rien à lui dire. Mon secret m'appartient, et je ne le partagerai pas, même avec elle.

Elle décroche :

- Hello Sam !

- Salut maman. Tu voulais que je t'appelle.

- Oui. Comme je t'ai dit, Sutton m'a appelée ce matin. Mel est rentrée ?

- Oui.

- Mais pourquoi ? Que s'est-il passé ? Il m'a dit que vous vous étiez disputés ?

- Oui. Mel a jugé qu'il valait mieux qu'elle rentre. Avec son copain.

Manifestement, mes explications – lapidaires, je l'admets – ne lui suffisent pas. Au ton de sa voix, je devine qu'elle est agacée :

- Enfin, Sam. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? On ne part pas à 7 heures du matin en catastrophe, la veille du réveillon du jour de l'an, sans une raison solide !

Je n'ai aucune envie de prolonger cette conversation complètement stérile. Je réponds avec irritation :

- Je ne sais pas si les raisons de Mel sont solides ou pas : tu n'as qu'à lui demander si tu veux comprendre. Je te confirme en tous cas que je n'avais pas envisagé que ça se passe comme ça, si c'est ce que tu veux entendre. Pour le reste...

Je fais une pause et m'oblige à adoucir le ton de ma voix :

... ben Lya, Jonas et moi sommes encore là et demain, il y a tous nos invités qui arrivent. Rick amène les cousins en voiture. Je pense que ça sera chouette quand même.

Je discerne un claquement de langue à l'autre bout du fil, signe que ma mère est particulièrement contrariée. Je l'entends presque réfléchir : elle doit hésiter entre jouer de son autorité pour que je lui donne les explications qu'elle souhaite et me laisser un répit de deux jours – jusqu'à mon retour.

- Quand rentrez-vous ?

A priori, elle a choisi la deuxième option.

- Le 2.

- J'exige que le chalet soit impeccable lorsque vous partez, hein. C'est entendu ?

Je ne peux m'empêcher de sourire : ma mère « exige » rarement. C'est une façon pour elle d'avoir le dernier mot lorsqu'elle n'obtient pas gain de cause, car quand elle « exige », il est impossible de dire non.

- Oui, maman.

- Bon, je vous souhaite une bonne soirée et je te dis à demain : je vous passerai un petit coup de fil à minuit, quand même !

- Ça marche. Tu embrasses Serena pour moi.

- Sans faute. Je t'embrasse, mon trésor.

- Moi aussi, maman. A demain.

Bon. J'ai plutôt géré, je trouve... cela ne sera sans doute pas aussi facile dans deux jours – j'ai intérêt à travailler mon argumentaire !

Mais ce dont j'ai besoin tout de suite, c'est d'une bonne douche brûlante, une respiration avant d'affronter la soirée, et pire encore, la nuit à venir.

Je laisse l'eau ruisseler un long moment sur mes épaules – je m'oblige à penser au réveillon et à son organisation, pour empêcher mon esprit de prendre le pouvoir et m'entraîner vers tout ce qui me détruit.

Mon oncle arrive en fin de matinée avec James et Talia, ses enfants, mais aussi avec Dylan et Sofia qui ont choisi de passer quelques jours à Monte Vista pendant ces vacances pour profiter de la famille : ils apportent ce qu'il faut pour un déjeuner « sur le pouce », comme le dit Rick. Ce qui signifie chez la plupart des gens un bon repas de fête en famille. Personnellement, j'adore le concept des repas qui s'éternisent en compagnie de gens qu'on aime, on mange bien, on discute, on rit, on s'engourdit de petits bonheurs durant des heures. C'est assez commun chez les Latinos et il se trouve que nous en sommes : bingo !

Les autres devraient commencer à débarquer vers 18 heures je pense : ça nous laisse l'après-midi pour préparer le buffet et aménager le salon. Pour le coucher, chacun se débrouillera comme il le souhaite – ce n'est pas mon problème. Il y a des lits, des tapis moelleux et nous avons précisé à chacun d'apporter son sac de couchage. En revanche, j'ai absolument refusé de négocier l'accès à ma chambre – que je ne partagerai pas – et à la bibliothèque – que ma grand-mère ne partagera pas non plus.

Au moment où je sors de la douche, la sonnerie de mon téléphone retentit. Je jette un œil et m'immobilise, le souffle coupé : c'est Connor. Hébété, je regarde son prénom clignoter sans faire le moindre geste. Hors de question que je réponde. Je veux sortir de ça. Qu'est-ce qu'il veut me dire, hein ? Les propos du genre « C'est ce qu'on avait convenu, non ? », ou « Ecoute, j'ai réfléchi, j'ai dû faire un choix... », c'est de la stratégie relationnelle, rien de plus, une astuce qui nous permet d'être en paix avec notre conscience. Pas mon genre.

Alors oui, je sais qui tu as choisi, Connor. Je sais. Je ne te choisis pas non plus. Et je rejette l'appel, le cœur démoli.

Je gagne le salon encore déboussolé. Lya est à demi allongée sur le canapé, penchée sur son téléphone. Elle m'accueille avec un grand sourire et se redresse en ouvrant les bras :

- Viens là, mon Sam.

Quand je suis assis, elle se blottit contre moi en enserrant mon bras.

- Je suis avec toi, tu sais. Je voulais que tu le saches. On n'est pas des machines : il y a des choses contre lesquelles on ne peut rien. C'est comme ça. Ça ne sert à rien de chercher qui est responsable, ce qu'il fallait faire ou ne surtout pas faire, bla bla bla... Les choses gagnent, parfois. C'est tout.

Je la regarde un moment sans rien dire. Les mots qu'elle vient de prononcer résonnent en moi comme un baume apaisant. Elle a raison.

- Moi, je suis content que tu sois là... » Je fais une pause : je ne suis pas vraiment prêt pour la suite. « Bon, il faut que j'enlève les draps et que je refasse le lit de leur chambre, je reviens. »

Alors que je m'apprête à me lever, Lya me retient d'une main ferme :

- Je l'ai déjà fait, ne t'inquiète pas de ça. Et j'ai posé les draps sales dans le bac. Tu restes avec moi.

Un flot de douceur m'envahit devant ce geste d'une bienveillance incroyable. Incapable de formuler le moindre mot tellement je suis ému, je passe mon bras autour de ses épaules et pose un baiser sur son front.

Jonas nous rejoint quelques instants plus tard. Il fait nuit dehors, ça y est. Une journée de passée, et je suis toujours vivant. Il reste évidemment le plus difficile – les heures obscures, leur lot d'amertume et de regrets, les larmes et les accès de colère. Il faut que je trouve quelque chose pour m'éviter ça.

Nous nous mettons d'accord sur le programme du lendemain et listons ce que nous devons acheter. Nous avons économisé de l'argent ces dernières semaines pour ne pas avoir à nous restreindre. Et en effet, entre les boissons et les ingrédients pour le buffet ainsi que pour le petit déjeuner du matin qui suit, c'est une liste longue comme le bras que nous finissons par rédiger. Nous décidons de descendre tous les trois faire les courses, ce sera plus efficace – et plus sympa aussi de rester ensemble pour le dernier jour de l'année.

Nous avons acheté quelques plats chinois à emporter à Pagosa Springs. Nous les réchauffons et nous installons devant la télé. Lya et Jonas m'ont laissé choisir le film de notre soirée cinéma : ce sera le Seigneur des Anneaux. Non seulement parce que j'adore cette histoire et l'univers créé par Tolkien, mais aussi parce que la durée de la trilogie dépasse allègrement les 8 heures : avec un peu de chance, le sommeil me cueillera par surprise au cours de l'un des épisodes – sans que j'aie à me retrouver face à moi-même avant de dormir. A situation exceptionnelle, stratégie bancale – mais je fais ce que je peux et j'espère vraiment que ça va marcher.

Les étoiles de Persée 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant