Chapitre 25

271 31 2
                                    

Nous avons quitté Pagosa Springs assez tôt, ce qui nous permet d'arriver à la station avant l'heure d'affluence. De ce fait, il n'est pas 10h lorsque nous embarquons sur le télésiège de bas de piste. Il file vers les sommets dans l'air glacé du matin qui fouette nos joues. J'apprécie cette sensation d'engourdissement qui agit comme un anesthésiant sur mon esprit dévasté.

Jonas et Lya n'ont pas cessé de jacasser depuis notre départ du chalet. Ils me posent 10 000 questions à l'heure, dénichent des souvenirs improbables de nos 12 ans, me demandent mon avis sur tout et n'importe quoi. Je crois qu'ils ont fomenté un plan de derrière les fagots pour m'empêcher de penser. Je dois reconnaitre que ça fonctionne assez bien, pour l'instant. Tant mieux, parce que je suis vraiment lessivé : j'ai besoin de débrancher. Une journée de ski, c'était une vraie bonne idée.

Nous profitons d'être seulement tous les trois pour choisir les pistes les plus difficiles : la prise de risques est aussi une façon de se fuir, non ? Lya enchaîne les pistes avec une aisance incroyable : nous ne lui arrivons pas à la cheville. Jonas et moi finissons régulièrement le nez dans la poudreuse, après une bosse mal négociée ou un mur un peu trop raide, tandis qu'elle nous attend plus bas, le téléphone à la main pour immortaliser nos chutes.

Il est 13h lorsque nous nous retrouvons en bas de la Gyro une piste assez technique qui serpente entre les pins ; nous décidons de nous arrêter pour grignoter un morceau à l'Alberta grill : ensuite, ce sera la dernière remontée pour une dernière descente, et il sera l'heure de rentrer.

Nous prenons place en terrasse avec nos burgers pour nous chauffer aux rayons du soleil. Je sors mon téléphone et constate que j'ai reçu un nouveau message. De ma mère. Je me doutais que le retour précipité de Mel ne resterait pas un secret bien longtemps. En effet :

« Sam, je viens d'avoir Sutton Cornell au téléphone. Il m'a appris que Mel et son ami étaient rentrés ce matin, un peu en catastrophe. J'aimerais bien que tu m'expliques. Rappelle-moi »

Un soupir m'échappe. Jonas et Lya m'adressent un regard interrogateur.

- Le père de Mel a prévenu ma mère. Au moins, on sait qu'ils sont bien arrivés.

Mon sourire sarcastique ne trompe personne et je sens de nouveau le gouffre se creuser en moi. Le monde dans lequel j'ai vécu pendant 3 jours au mépris de la réalité, des conventions, de mes amitiés aussi, est inexorablement voué à s'écrouler. Bientôt, il n'y aura plus que des souvenirs... en fait, non : ce ne sont déjà plus que des souvenirs. Je pourrais y consacrer toutes mes forces, toute mon énergie, cela ne changerait rien : il ne restera de toutes façons qu'un champ de ruines. Et quoi d'autres ? Même pas un dessin. Connor, lui, a ma chanson. Je regrette de la lui avoir envoyée, maintenant. Nous ne sommes pas à égalité et l'amertume accentue la morsure dans mon ventre. La réalité, c'est celle-ci : le coup de fil de Sutton, le message de ma mère, le réveillon avec tous ces gens, et Connor avec Mel.

A cet instant, le téléphone de Lya retentit.

- Quand on parle du loup... marmonne-t-elle en haussant les sourcils. Elle décroche tout en se levant et s'éloigne de quelques pas.

Pendant quelques secondes, Jonas joue distraitement avec un sachet de moutarde, il semble chercher ses mots.

- J'espère que tout finira doucement par rentrer dans l'ordre. Je veux dire nous 4, finit-il par dire, en m'adressant un regard franc. Je sais que tu n'as pas voulu lui faire de mal – mais elle a mal. Je crois que ta simple détresse à toi vaut toutes les pénitences du monde. Normalement, si on regarde bien : ça s'équilibre.

Même si ça me fait mal de l'admettre, je comprends ce qu'il veut dire : la Brownies Team, et plus exactement notre amitié, doit compter plus que n'importe quelle trahison, et surmonter n'importe quel obstacle. Tout est réparable, j'imagine, et nous retrouverons Mel.

Mais pour l'instant je suis juste incapable d'accepter l'idée que Connor et Mel sont ensemble, quelque part dans l'univers, alors que moi, je n'ai plus ni l'un ni l'autre.

Lya revient vers nous :

- C'était Mel, donc. Ils sont arrivés en fin de matinée. Elle a pris le temps de réfléchir et elle se rend compte qu'elle a paniqué. Apparemment, ils ont eu une longue discussion et Connor a réussi à la rassurer. Du coup, elle s'en veut d'avoir été si dure avec toi, Sam. Elle aurait dû accepter de te parler.

Je hoche la tête sans répondre. Nous savons tous les trois qu'une discussion n'aurait rien résolu, et que leur départ, finalement, a permis de stopper net la course en avant vers le Grand N'importe Quoi. Bref, la vie reprend son cours, comme prévu, et je n'ai pas d'autre choix que de m'y résoudre.

Une vague de colère et de frustration se met à gronder dans mon cerveau – c'est une sensation familière qui me réconforte, aussi étrange que cela puisse paraître. Elle m'électrise alors que la douleur me paralyse, et l'énergie qu'elle me procure, même si elle est destructrice, me fait me sentir vivant.

- On y va ? Ce serait bien qu'on n'arrive pas trop tard chez Tony pour rendre le matériel ! Et puis je suis vanné, franchement : si on peut rentrer au chalet avant la nuit, ce serait cool.

- Ok ! C'est parti !

Nous descendons tranquillement la Park Avenue puis la Navajo, en mode balade dans les sapins, pour arriver au parking où nous attend le pick-up de Lya.

Je laisse Jonas monter devant, en espérant qu'ils vont m'oublier un peu pendant le trajet : le désir de me noyer dans mes souvenirs avec Connor me tenaille et me ronge depuis que nous avons repris le télésiège, ça devient insupportable. J'ai besoin d'être seul pour mon shoot de bonheur, même si je sais d'avance que la descente sera douloureuse. A peine installé, je ferme les yeux : s'ils croient que je dors, ils ne me dérangeront pas.

Dans mon esprit, je fais défiler les jours, les uns après les autres. Et je prends soudain conscience, sans en être vraiment surpris, des dizaines de signaux que nous avons échangés presque à notre insu dès le premier instant, témoins indiscutables de notre attirance mutuelle : je l'ai trouvé tout de suite super beau, sans aucune réserve ; il m'a donné rendez-vous nu dans la neige, et voulait passer sa journée à me dessiner en train de jouer de la guitare plutôt que d'aller skier ; j'ai guetté et redouté dès la première minute le moindre geste d'affection ente Mel et lui ; je l'ai impressionné avec la guitare, il m'a impressionné avec ses dessins... tout ça, bien avant notre premier baiser.

Un premier baiser si nouveau pour tous les deux. Et si parfait. Mon ventre bouillonne à ce souvenir, je ressens encore la douceur de ses lèvres et la légèreté de son pouce sur ma joue, c'est à la fois un délice et une torture.

Je nous revois dans la bibliothèque – c'était cette nuit, seulement ! – essayer de retenir le temps, de voler quelques minutes, pour nous remplir encore un peu de la présence de l'autre. En tous cas, c'est ce que j'ai ressenti, moi. Je me souviens alors de ce qu'il m'a dit : « J'assume pas du tout, en fait ». Ma gorge se serre à l'idée que peut-être, il m'annonçait simplement la suite, le retour brutal à la réalité.

Ce soir, il n'y aura personne à attendre – ni dans le salon, ni dans la bibliothèque. Déjà je sens ma peau se hérisser à la perspective de ces heures sombres, les plus insoutenables. J'ai juste envie de pleurer.

Les étoiles de Persée 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant