Les étoiles de Persée 1

Chapitre 17

- On commence par la Tranquility ? suggère Mel quand nous arrivons au pied des remontées.
« Connor pourra voir comment il le sent et on avisera ensuite. »

C'est une bonne idée : cette piste est un bon compromis compte-tenu du niveau des uns et des autres, pour débuter la journée. Nous nous insérons dans la file d'attente du télésiège qui nous emmènera au sommet. Lya et Jonas m'encadrent, Mel et Connor sont derrière.

- Ce soir en rentrant, il faut absolument que je passe à Pagosa ; j'ai promis de ramener une surprise à Serena.

- Ok. De toutes façons, c'est à Jonas de préparer le dîner... hein, beau gosse ? Tu nous fais quoi ?

- Un gombo aux saucisses, ça vous va ? J'ai pensé à quelques petites modifications depuis la dernière fois.

Sa question est purement rhétorique : il sait parfaitement que nous adorons le gombo, pour nous avoir invités plusieurs fois à manger dans le restaurant de sa mère.

Sa famille est originaire de Louisiane et compte parmi les descendants des esclaves qui travaillaient dans les champs de coton. Ce sont ses arrière-grands-parents qui sont venus s'installer au Nouveau-Mexique, en 1948. Ils ont apporté avec eux leur histoire et leur culture cajuns, et depuis 4 générations maintenant ils les font vivre à Santa Fe dans le restaurant qu'ils ont fondé en 1952, l'année de naissance de leur première fille. Le restaurant porte d'ailleurs son nom « Louisa's ». C'est elle qui a succédé à ses parents, puis l'a transmis à sa fille, la mère de Jonas. Celui-ci lui apporte déjà régulièrement son aide, il est vraiment doué en cuisine. Dans quelques années, il reprendra le restaurant avec sa sœur Mariah – qui y travaille déjà.

L'année prochaine, il part en Louisiane pour se former – il a déjà trouvé un poste dans un restaurant à la Nouvelle Orléans. Une affaire qui roule, en somme. Tout ça pour dire qu'être le cobaye de Jonas pour ses essais culinaires ne me dérange pas, bien au contraire.

Après une dizaine de minutes, nous prenons enfin place sur le télésiège. Je jette un regard en arrière. Mel et Connor nous suivent de près. Dès qu'ils sont installés, Mel se blottit contre lui. Inutile de préciser que ça me hérisse : je détourne aussitôt la tête.

Au sommet, nous devons faire une pause : Connor veut prendre des photos. Lya et Mel bougonnent un peu, mais c'est vrai qu'ici, c'est grandiose : la vue sur les massifs est époustouflante, le ciel bleu azur contraste avec les reliefs enneigés. Arrêté à un mètre en contrebas, je le regarde ajuster ses prises de vue avec minutie, appuyé sur mes bâtons. J'essaye de deviner ce qu'il voit, qui m'est invisible. Je suis curieux de ce qui va rester de ces images.

- Qu'est-ce que tu vas en faire, de ces photos ?

Je n'ai pas vraiment voulu poser la question, mais elle est sortie toute seule.

Il tourne la tête vers moi, et me sourit. Mon cœur palpite : je sais que ce sourire ne m'est adressé qu'à moi seul. Les autres se sont arrêtés un peu plus loin et discutent sans se soucier de nous.

- De la peinture peut-être ? Aquarelle à mon avis. Je ne peux pas passer mon temps à ne dessiner que toi...

Il hausse les sourcils d'un air narquois, ça me fait rire. Si seulement c'était vrai.

La Tranquility chemine en partie dans la forêt, elle est très agréable. Connor skie plutôt bien, franchement. Sa position sur les skis est bonne, il n'y a rien à redire. C'est chouette : nous allons pouvoir rester ensemble la journée.

Nous descendons quelques pistes de la même difficulté : tout le monde y trouve son compte. Lya et Mel foncent sur chaque piste, elles ont une excellente technique. Jonas et moi sommes « solidaires » et attendons Connor, qui prend un peu plus de temps. Pour l'après-midi en revanche, le programme est plus sportif, avec les pistes noires en vue.

Nous convenons de faire une pause déjeuner au Raven's Nest, qui se situe au départ de plusieurs descentes plus ou moins difficiles.

Vers midi, nous prenons place dans la file d'attente du Raven chair, le télésiège qui nous conduira au sommet. Il y a foule, avec ce temps magnifique. Je me retrouve – par hasard – à côté de Connor. Les autres sont juste devant nous.

Nos épaules se touchent presque. Je me rapproche encore.

- Ça va ?

- Là, maintenant, je peux dire que ça va. Ses lèvres s'étirent dans un sourire. « Reste avec moi. » ajoute-t-il plus bas. Il y a comme un sentiment d'urgence dans le ton de sa voix.

Derrière ses lunettes, je ne vois pas ses yeux, mais j'imagine très bien quel message ils expriment. J'ai envie moi aussi de me retrouver seul avec lui.

Au cours des minutes qui suivent, nous nous laissons distancer par Lya, Mel et Jonas, sans avoir l'air d'y prendre garde : comme à chaque fois que nous sommes seuls, nous parlons de tout. De moi, de lui. Et plus rien d'autre n'existe. Nous n'avons pas de temps à perdre pour apprendre à nous connaître. Nous avons deux jours. Un peu moins, maintenant.

Je lui explique que j'aimerais entrer à Tucson – université de l'état du Texas, pour étudier l'astrophysique. J'ai envoyé mon dossier de candidature avant les vacances de Noël. Le problème qui va se poser est celui du financement. Nous avons déposé des demandes de bourse un peu partout – je croise les doigts pour que l'une d'entre elles reçoive une réponse positive. C'est vraiment ce que je veux faire. Vraiment. Connaître les étoiles, c'est comprendre le monde. Un peu.

- Tu vas y arriver, Sam. J'en suis sûr.

Il dit ça comme s'il était connecté en liaison directe avec le futur. J'ai envie de le croire.

Des hurlements nous font soudain tourner la tête. Devant nous, sur le télésiège qui s'envole, Mel, Jonas et Lya nous font de grands signes :

- Hey, Hey !!!! On vous attend en haut !!!

Mon cœur s'emballe. Nous sommes tous les deux. Deux ou trois minutes plus tard, nous voici à notre tour assis sur un télésiège. Seuls. Mon corps contre le sien. Le hasard. Les occasions.

Sans même y penser, je retire mon gant droit et pose ma main sur sa cuisse. C'est comme un sentiment d'urgence qui m'envahit. Je veux profiter des quelques minutes qui nous sont offertes.

- Donne-moi ta main.

Bientôt, nos doigts s'enlacent, tandis que nous arpentons la montagne. Nous ne parlons pas. Les paroles ne feraient que gâcher cet instant. Ses doigts qui caressent les miens, qui les enserrent à la fois fiévreusement et délicatement, c'est juste un rêve.

Tout à coup, après un soubresaut, le télésiège s'immobilise au-dessus des sapins, dans une partie ombragée. Connor enlève ses lunettes de soleil et tourne la tête vers moi. Je repousse les miennes sur mes cheveux. Nos mains toujours enlacées, nos regards se croisent, se mêlent, s'embrasent mutuellement. Il est tellement beau que je pourrai mourir à l'admirer pour toujours, comme Narcisse.

Il murmure enfin, un sourire au coin des lèvres :

- J'aime le hasard.

Je l'aime aussi : nous voilà suspendus au-dessus de la montagne, à la fois seuls et offerts à la vue de tous. Mais rien ne nous importe que cette opportunité. Nos visages s'approchent l'un de l'autre, nos lèvres se joignent. J'ai l'impression de ne pas avoir goûté sa bouche depuis une éternité. Craquante au-dehors, tendre à l'intérieur : on dirait une pub pour un esquimau. Les caresses de nos deux langues sont incroyablement tendres ; ça pétille au fond de mon ventre, je voudrais que ça dure toujours.

J'entends bien des sifflements et des cris provenant du télésiège derrière nous mais je m'en fous. En temps ordinaire, déjà, ce que pensent les autres m'importe peu ; en cet instant plus que jamais, ça m'indiffère totalement. Connor semble être du même avis, puisqu'il continue de m'embrasser avec ferveur, ses doigts serrant les miens dans une étreinte toujours aussi douce.

Lorsque le télésiège redémarre, au bout de quelques instants, nos bouches se séparent. Nos fronts restent joints. Je sens son souffle sur mes lèvres. Nous fermons les yeux, comme pour retenir un peu plus longtemps la chaleur de nos baisers.

Le télésiège parvient à un petit plateau : les rayons du soleil nous inondent de nouveau, éblouissants. Dans un sursaut, nous remettons nos lunettes sur nos yeux en riant. Je porte ses doigts à mes lèvres avant de les lâcher et de remettre mon gant.

- C'était cool.