Chapitre 22

259 36 3
                                    

Est-ce que Connor va descendre ? Est-ce qu'il en a envie ? Je suis incapable de répondre à ces questions, tant la soirée a été contrastée, partagée entre des moments magiques et d'autres tout à fait pitoyables.

Et qu'est-ce que je veux, moi ? L'interrogation reste en suspens un moment dans mon esprit – mais il me faut me rendre à l'évidence : je veux qu'il vienne. Même si on doit s'engueuler, même si on doit s'adresser tous les reproches de la terre. Je veux qu'il vienne. Qu'il me parle. Qu'il me regarde. Sans partage.

Je passe mon pantalon et mon débardeur pour la nuit, je me brosse les dents. J'hésite un moment – je n'ai pas envie de retourner dans le salon. Je prends ma guitare et pousse la porte de la petite bibliothèque, en face de ma chambre : s'il veut me trouver, il viendra jusqu'ici.

J'allume le grand abat-jour, qui inonde la pièce d'une lumière tamisée. Sur la droite, deux pans de murs sont entièrement recouverts de livres. A gauche, le bureau de ma grand-mère, où sont abandonnés, exactement comme elle les a laissés son carnet de notes, une trousse de cuir et son étui à lunettes. Lorsqu'elle est morte, nous avons tout rangé, débarrassé, classé, plié, sauf ça. Nous avons décidé de lui laisser son bureau intact. C'est un peu d'elle encore vivante qui demeure ici.

Au milieu, deux fauteuils club disposés en oblique autour d'une petite table basse ronde. Elle y passait des heures à lire. J'y ai écouté des centaines d'histoires de toute sorte. Dans le coin gauche de la baie vitrée, un télescope. C'est avec lui que ma grand-mère m'a initié aux étoiles et aux mystères de l'univers.

Personne en dehors de notre famille n'est jamais entré ici, jusqu'à présent. Peut-être que Connor sera le premier. A cette perspective, je sens un nœud se former dans mon ventre. J'espère qu'il viendra.

Je m'assois dans un fauteuil, je pose mon téléphone sur la table et je commence à jouer.

1h04. La neige se met à tomber – j'espère que nous pourrons aller skier demain. Au nœud dans mon ventre s'ajoute la pointe du regret : pourquoi ai-je fait semblant de l'ignorer ? Je me raccroche de toutes mes forces à l'évocation de notre baiser de ce soir, devant les autres. Je m'enregistre sur mon téléphone, jouant Petite Marie. Le résultat me plait assez. Quand il viendra, je la ferai écouter à Connor.

2h16. Mes doigts commencent à être douloureux, mais je ne veux pas m'arrêter. Si je cesse de jouer, c'est comme si je renonçais à l'attendre. Je repense à mon attitude puérile et complètement débile : je suis vraiment trop con. J'écarte avec fermeté le souvenir du baiser qu'il a échangé avec Mel. Je m'en fous. Je veux qu'il vienne.

3h31. J'ai épuisé mon répertoire – ou presque. Mes doigts improvisent des accords – plutôt tristes et mélancoliques. Est-ce qu'il viendra ? Compte-tenu de l'heure, s'impose avec violence la seule réponse logique : non. Une vague de frustration et de colère m'envahit brusquement, tandis que je cherche désespérément des raisons qui justifieraient cette absence – sans parvenir à en trouver une seule.

- Putain, merde ! Dans un accès de rage, je balance ma guitare qui va s'écraser contre la bibliothèque avec un bruit fracassant. Je prends ma tête entre mes mains en fermant les yeux pour essayer de me calmer. Il faut que je fasse redescendre la pression, avant de faire une connerie.

C'est alors que la porte s'ouvre. Je tourne vivement la tête : sa silhouette s'encadre dans l'ouverture. Un immense souffle balaye les heures que je viens de vivre. Je suis tellement tellement soulagé de le voir. Il entre doucement, referme derrière lui et s'appuie contre la porte, les mains dans le dos. Son regard tombe sur la guitare échouée par terre, puis se pose sur moi. Ses traits sont tendus et préoccupés, ses yeux sombres. Je ne peux retenir l'intuition d'une catastrophe, mais à cet instant précis, seule sa présence m'importe.

Il annonce d'une voix basse :

- Je ne peux pas rester. Mel ne dort pas. Je lui ai dit que j'allais chercher une bouteille d'eau.

Merde. Je me lève et m'approche de lui sans un mot. Je ne sais pas quoi dire qui nous sauverait tous les deux. Nous n'avons pas les cartes en mains dans cette partie. Quand je suis face à lui, il poursuit d'une voix rauque en me dévisageant :

- Mais il fallait que je vienne. Je voulais savoir.

- Savoir quoi ?

- Pourquoi tu as fait ça.

Je devine de quoi il parle, mais je le laisse poursuivre, le ventre noué.

- Pourquoi tu as fait comme si je n'existais pas. Et puis tu chantes Petite Marie, tu ne me regardes même pas. Ça veut dire quoi, en fait ?

- Ça veut dire que j'ai eu mal en vous voyant, Connor. Je n'ai trouvé que cette façon pour me défendre. Est-ce que tu as essayé de te mettre à ma place, juste une seconde ?

Il serre la mâchoire et pousse un nouveau soupir :

- Oui, j'ai essayé, et je mesure ce que tu as ressenti. Mais tout le temps qui a suivi, c'est du temps perdu. Et puis ce n'est pas comme si j'avais eu le choix.

Je sais qu'il a raison. Refuser de lui donner ce baiser, c'était tout bonnement briser le fragile équilibre que nous avons instauré – en toute illégitimité. Lui reprocher de l'avoir fait, ce n'est aussi que du temps perdu pour nous, qui en avons déjà si peu. Néanmoins, dans cette histoire, c'est quand même moi qui ai eu mal, qui finirai seul et complètement démoli. Ça me donne des droits... non ?

- Si au moins je savais ce qu'il y avait dans ta tête à ce moment-là, si j'étais sûr qu'il y avait quelque part au fond de toi ne serait-ce qu'une infime pensée pour moi – peut-être que ça m'aurait fait moins mal.

Il dégage ses mains de son dos, les pose sur mes hanches et m'attire vers lui. Ses yeux deviennent graves :

- Quand je l'ai embrassée, c'est à toi que je pensais, Sam. » Il fait une pause. Son aveu enflamme mes veines, je le laisse poursuivre : « Je me rends compte que j'assume pas, en fait.
Pas du tout. »

Cette fois, c'est un éclair de panique qui me traverse : que veut-il dire exactement ?

- Tu veux changer les règles ?

Je sens ses mains accentuer leur pression, ses doigts glisser sous mon débardeur. Ils sont tièdes et doux. Nous sommes tout près l'un de l'autre maintenant. Il murmure :

- Je ne veux plus que tu fasses comme si je n'existais pas.

Il n'a pas répondu à ma question, mais je n'ai pas envie de poursuivre cette discussion. Tandis que ses doigts s'aventurent sur ma peau avec légèreté, je pose mes mains de chaque côté de son visage et approche mes lèvres. Quand ma langue trouve la sienne, c'est une véritable explosion de bonheur que je ressens. Comme une délivrance. Nos baisers sont langoureux et passionnés ce soir, sans doute parce que nous avons conscience qu'il y a urgence, à présent. Nos deux corps semblent se chercher aussi, je sens la chaleur de son torse contre le mien, ses frissons, les muscles de ses épaules qui se tendent. Je réalise que j'aimerais juste avoir ma peau contre la sienne. Un rêve de fou.

Nos lèvres finissent par se séparer. Le souffle court, il me serre dans ses bras avec tendresse, tandis que je referme les miens autour de son cou. Nous demeurons ainsi un long moment, sans un mot, sans un geste. C'est une étreinte parfaite de douceur et de plénitude. Qui doit prendre fin, malheureusement, si l'on veut éviter tout dérapage. Nous avons pris des risques insensés ce soir. Il devait rester 2 minutes. Plus de 20 sont déjà passées.

Nous nous écartons lentement.

- Va dormir, Samuel, souffle-t-il en m'embrassant une dernière fois. Je souris et lui ouvre la porte.

- Toi aussi, va dormir. Et quand je dis dormir, c'est dormir, hein. Rien d'autre.

Quand il est parti, je ramasse ma guitare, victime collatérale de notre aventure et m'enferme dans ma chambre. Je suis claqué. Mais j'ai une dernière chose à faire avant de me coucher. Je prends mon téléphone, et j'envoie l'enregistrement de Petite Marie en WhatsApp à Connor. 

Les étoiles de Persée 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant