Chapitre 30

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Je ne sais pas combien de temps je reste sans rien dire. Une seconde ? Dix ? Le temps s'est arrêté. L'Univers peut-être lui aussi a cessé de s'étendre. Je ne ressens rien. Ni le froid. Ni le chaud. Rien. Juste ce regard rivé au mien, qui attend que j'agisse. Que je réagisse. Si je bouge ou si je parle, que va-t-il se passer ? Va-t-il disparaitre ? Vais-je imploser ou être télétransporté dans une réalité parallèle ? Je reste immobile, le temps de retrouver un minimum de lucidité. Nous resterons peut-être la nuit entière dehors, qui sait ?

Il est beau. Bien-sûr. Il a choisi Mel. Évidemment. Pourquoi sont-ils là ? Ils ne font pas partie des invités. Plus maintenant. J'étais en train d'expliquer les étoiles à Sarah. Pourquoi surgit-il exactement à ce moment-là ? Elle était jolie et je l'ai impressionnée. Elle était seulement jolie.

Il a les mains enfouies dans les poches de son blouson. Ouvert, comme il se doit. Connor et le froid, c'est une grande histoire. Certes, je suis en chemise un soir de décembre en montagne – je n'ai rien à lui envier. Il porte une chemise et un jean noirs – comme moi. Sommes-nous en deuil tous les deux ?

- Sam... Je peux te parler ?

Je ne peux détourner mes yeux des siens, qui semblent me presser de répondre. Il a attaché ses cheveux, mais quelques mèches échappent au lien qui les retient, et volent doucement de chaque côté de son visage.

Je prends une profonde inspiration. Je ne veux plus avoir si mal.

- Qu'est-ce que tu veux me dire ? Ma voix est cassante et dure. Je ne veux rien avoir à faire avec lui.

Il fait un pas et tend une main vers moi.

- Tiens.

Entre ses doigts, il y a un morceau de papier plié. Je le saisis et l'ouvre : « Tu dois faire une déclaration sincère à un joueur de ton choix. »

Je fronce les sourcils et le regarde sans comprendre.

- Je l'ai récupéré après notre soirée. Avant-hier, explique-t-il laconiquement.

Avant-hier : une éternité. Je reconnais en effet le gage que j'avais brillamment imaginé. Et alors ? Le visage de Connor est grave – je ne l'ai jamais vu si concentré et résolu. En même temps, je le connais si peu... Il prend une profonde inspiration :

- Sam, je ne peux pas faire comme si tu n'existais pas. Je ne peux pas, et je n'en ai tout simplement pas envie. Je ne veux pas non plus que tu fasses comme si je n'existais pas. Je suis là parce que j'ai choisi d'être là. Je ne me suis même pas demandé si j'allais te trouver, si tu accepterais de m'écouter. Je ne sais même pas si je vais devoir passer la nuit dans ma voiture ou si tu vas me laisser entrer, mais je m'en fous : je voulais essayer. Il fallait que je vienne.

Il s'interrompt un instant, passe une main dans ses cheveux ; il semble chercher ses mots ou hésiter à poursuivre. Je suis totalement paralysé et suspendu à la suite. Sa voix est plus grave que jamais lorsqu'il reprend :

- En fait, ce que j'essaye de dire... c'est que je manque d'air dès que je m'éloigne de toi, ou dès que tu disparais. Je veux graviter autour de toi jour et nuit, du matin au soir – je veux être un satellite pour toi. Ton seul satellite – précise-t-il avec un sourire qui me tord le ventre. Un satellite n'a qu'une seule planète, de toutes façons – alors en ce qui me concerne, c'est vite vu, remarque-t-il en haussant les épaules.

Chaque mot qu'il dit est un tsunami à lui tout seul. Ça me renverse et me remplit à la fois. Il me faut une seconde ou deux pour mesurer la portée de chacune de ses phrases. Ses yeux brillent et sa voix tremble. Je ne sais pas exactement à quoi je ressemble, moi. Je réalise qu'il est en train de faire cette déclaration. Et c'est à moi qu'elle est adressée. Mais ce n'est pas un jeu, n'est-ce pas ?

- Je veux t'entendre chanter, encore. Je veux te dessiner, encore. Je veux faire du shopping pour Serena, encore. Je veux que tu me parles de Tucson, que tu viennes me voir à Albuquerque. Je te veux toi. Tout ça n'est pas une erreur d'itinéraire, et je ne veux pas que tu m'enterres avec l'année qui se termine. Je suis arrivé juste avant ça. Juste avant que tu le fasses. Je t'ai entendu parler des étoiles. Je ne connais rien aux étoiles moi non plus, mais je voudrais que tu m'apprennes, Sam. Rien qu'à moi.

Je l'écoute et je n'arrive pas à organiser mes pensées. Qu'a-t-il dit déjà ? Il ne respire pas loin de moi. Il veut être mon seul satellite. Il a fait 3 ou 4 heures de route juste pour me parler – sans savoir ce que j'allais faire de lui. Tout ce qu'il exprime, c'est exactement ce que j'éprouve, moi. Ça me déchire de m'en rendre compte.

Un flot de lave brûlante se déverse dans mes veines et balaye tout. C'est incroyable comme l'espoir peut transformer un espace dévasté en quelques secondes. Je n'ai plus aucun souvenir des deux jours qui viennent de passer. Seuls remplissent mon esprit les mots qu'il a prononcés. Il y a quand même ce sentiment d'imposture, qui me taraude... J'ai besoin d'être sûr.

- Et Mel ?

Ses yeux s'allument – comme si cette simple question était le signe d'une porte entrouverte, d'un dialogue possible et peut-être plus...

- Nous ne sommes plus ensemble. Je lui ai parlé aujourd'hui. C'est fini. J'ai essayé de faire les choses comme il faut – je ne sais pas si j'ai réussi. » Il marque une pause. Sa voix est rauque et basse : « Sam... tu es mon après. Mon maintenant pour commencer, en fait. Si tu es d'accord. »

Il esquisse un tout petit sourire, si humble, si incertain, et si craquant que ça me rend complètement dingue. Il attend que je parle ou que je fasse un geste. Qu'est-ce que je peux dire, hein ? J'ai le cœur qui déborde et le cerveau qui bouillonne. De nos bouches s'échappent de légères volutes blanches : je meurs d'envie de les aspirer à peine sorties de ses lèvres. En formulant cette pensée, je me retiens de lever les yeux au ciel tellement c'est débile. Il me dévisage avidement, essayant probablement de déceler un signe quelconque dans mon attitude. Qui l'encouragerait ou le ferait renoncer.

Finalement, saisissant tout son courage, il sort les mains de ses poches et en tend une vers moi :

- Tu me donnes ta main ? Tes doigts me manquent, murmure-t-il comme une prière.

Je lève un bras sans même l'avoir prévu, et ça y est : nos doigts s'enlacent dans une caresse infinie. Est-ce que j'aurais dû lutter ? Est-ce que j'aurais dû dire non ? En le touchant, j'ai l'impression de tomber d'une hauteur vertigineuse tellement cette sensation me rend fou ! Je n'étais plus jamais censé revivre ça. Et pourtant. Il est là et nos mains sont de nouveau liées. Le cœur chaviré, je l'attire doucement vers moi :

- A moi aussi, tu as manqué.

Il est tout près maintenant. J'ai besoin d'inspirer profondément pour éviter que mon cœur explose à chaque battement. Je sens son odeur, la chaleur de son corps contre le mien, mais cela ne me suffira pas : sans prononcer un seul mot, je passe mes bras autour de lui et sens les siens me serrer si fort que je pourrais me fondre en lui. Je l'entends respirer dans ma nuque. Et moi aussi, je respire. Enfin je respire. 

Les étoiles de Persée 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant