Dorian
L'envie de dévaler à toute vitesse la distance entre le bar et notre hôtel est insoutenable. Je m'astreins pourtant à ralentir le pas, dans l'espoir futile d'alléger le poids de ma frustration grandissante. Parmi la foule d'individus qui vivent au rythme de la métropole, rien ne transparaît de mon équilibre mental qui vacille. Rebrousser chemin pour terminer la soirée avec Daryl est tout ce que je souhaite. Pourtant, je poursuis ma route, insensible aux gens que je bouscule dans ma procession vers mon enfer personnel. Certains me dévisagent, et osent s'exclamer, outrés par mon comportement. La plupart continuent sans se soucier de mes sentiments, trop absorbés par leur propre existence.
Je voulais rester !
Malgré cela je choisis la claustration afin d'éviter la critique d'un homme qui a perdu son humanité. Décevoir mon flirt reste plus facile à supporter que me coltiner l'attitude révoltée de papa. Je n'ose imaginer ce qu'il a déjà choisi comme stratagème pour démolir la moindre parcelle de positivité que Daryl a pu me transmettre ce soir. Au nom de ma forme physique, le grand Charles Firsten ne laissera rien passer, même pour cinq minutes de retard.
Pas de passe droit.
Pas de souplesse de sa part.
Lorsque je me risque à le défier. Seul un rictus de dédain ou de rage - parfois les deux - accompagne ses paroles acerbes.
Ma forme. Quelle idée absurde quand on connaît le nombre d'heures que je passe au gymnase ou sur le terrain. Mais j'ai appris à ne plus le contredire. C'est mieux pour moi.
En vérité, son désir de perfection est sa plus grande motivation. Il ne faudrait pas que je ternisse le nom Firsten qu'il a bâti au fil des années. Un fils homosexuel ne l'a pas outré ; il n'est toutefois pas question de le révéler au monde entier. Selon lui, cela compromettrait ma renommée, embellie par le talent inné de Brandon qui louvoie entre illusion et réalité.
Ma sexualité reste donc secrète, cachée derrière d'innombrables mensonges. Le plus difficile à encaisser reste celui de mon supposé manque de temps pour fréquenter quelqu'un. Quoi de plus sinistre que d'apprendre par les médias que ma vie est débordante d'activités tandis que je me morfonds dans ma chambre dès que la lune montre le bout de son nez ?
Cette vie imaginaire qu'il m'a brodée, jamais je ne l'explorerai. Tout est un canular.
Je n'ai pas de vie.
Je ne suis plus rien.
Rien du tout.
Pas même l'enfant de mon père.
Je n'existe plus à ses yeux.
Jeiren, mon coéquipier, reçoit plus de compliments en une journée que ce que j'ai reçu en dix années, et cela, même s'il n'a remporté aucune course depuis deux ans. Mais je n'abandonne pas. Un jour, papa se souviendra qu'il a un autre enfant en dehors de la compétition. Il n'a pas pu oublier tous nos moments père-fils, nos rires sous la pluie diluvienne, nos soirées cinéma ou nos pique-niques. « Des sorties entre hommes », se plaisait-il à me confier de son air complice alors qu'il décoiffait mes cheveux de sa main espiègle.
La réalité d'aujourd'hui me semble inconcevable. Papa a changé. Une anomalie de l'espace-temps où le grand Charles Firsten n'a eu que deux enfants. Ce temps de qualité si cher à mon cœur a disparu. Il n'attend qu'un accroc insignifiant à ses règles intransigeantes pour m'en faire le reproche. Ce soir, j'ai conscience que sa fureur explosera.
Au détour d'une rue bondée, la luxueuse façade de notre hôtel apparaît dans toute sa splendeur. Un rapide coup d'œil vers notre étage et mes épaules se détendent en même temps que mon stress s'envole. La chambre de mon géniteur ne laisse passer aucune lumière. Il dort déjà. Ou alors, il est lui aussi sorti, sans remarquer mon absence. Dans ce cas, il passera la nuit à s'envoyer en l'air alors que je serai dans la chambre d'à côté, incapable de fermer l'œil.
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Burn out
RomansaQuand le grand champion automobile Dorian Firsten, étouffé par l'emprise d'un père tyrannique, rencontre le pilote de Superbike Daryl White, sa vie s'en trouve complètement chamboulée. Face à ce qui l'entoure, le jeune motard n'est que joie de vivre...