La journée suivante fut paisible. Satine accompagna mamie Yona dans ses différentes corvées, l'entretien du site de la source demandait beaucoup de travail, et puis elle adorait passer du temps avec la vieille dame qui avait un millier d'histoires passionnantes à raconter. Pour une jeune fille qui avait grandi dans un cercle restreint formé pour l'essentiel de son père adoptif et de ses professeurs, le contact de cette grand-mère de substitution était rafraîchissant et plein d'originalité.
La princesse trouva aussi le temps de s'entraîner avec Saya malgré les protestations de son frère qui trouvait que la générale prenait un peu trop de plaisir à la malmener dans le cadre de leurs leçons. D'ailleurs, Saya se fit particulièrement discrète ce jour-là encore, personne ne sut trop où et à quoi elle avait consacré son temps. Quant à Taïk, il avait enfin terminé de couper et ranger l'énorme tas de bois de mamie Yona, tâche qu'il regrettait maintenant d'avoir accomplie en seulement deux jours car l'activité intense avait fortement attisé la douleur dans son épaule droite. Il ne pouvait plus lever le bras sans laisser échapper un gémissement contrit. Lui qui était censé profiter du séjour pour se soigner, il avait mal calculé son coup.
La nuit venue, il s'allongea avec précaution sur son futon en serrant les dents jusqu'à ce que la douleur se taise, il allait certainement très mal dormir. Il ne trouva d'ailleurs pas le sommeil tant attendu. Immobile dans l'obscurité, il ne pensait qu'à Saya qui le tourmentait jusque dans ses songes. Depuis leur étreinte dans la source, elle semblait le fuir comme si elle regrettait de lui avoir montré une part d'elle plus secrète.
C'était du Saya tout craché, à chaque fois qu'ils commençaient à se rapprocher, elle battait en retraite dans la foulée. C'était pourtant bien elle qui avait fait le premier pas cette fois-ci. C'était à en devenir dingue.
Au dîner du soir, il avait tendu quelques perches et tenté diverses plaisanteries mais n'avait décroché aucun sourire à la belle, toujours aussi distante. Et quand mamie Yona lui avait donné une crème pour apaiser ses multiples meurtrissures, il avait fait remarquer d'un air innocent qu'il aurait besoin d'aide pour l'appliquer sur son dos. En réponse à son regard implorant, Saya lui avait répondu avec austérité que c'était le rôle de sa sœur de l'aider, puis elle avait quitté la table sans s'attarder. Taïk avait serré le poing de frustration mais un élancement remontant de sa main jusqu'à son épaule lui arracha un cri de douleur étouffé.
Alors qu'il ressassait les événements et les contrariétés de la journée sur sa couche à ras du sol, un grincement subtil attira son attention. Il tourna la tête en direction de l'escalier qui menait à l'étage et reconnut la silhouette de la générale. Elle descendit d'un pas léger pour éviter de faire du bruit, passa près du lieutenant sans un regard pour lui, puis se dirigea vers la porte d'entrée. Juste avant de sortir, elle adressa un signe discret de la main au jeune homme, l'invitant à la suivre.
Galvanisé, Taïk se redressa un peu trop vivement, lâchant un juron tout en se tenant l'épaule, puis il se pressa vers la porte. Saya l'attendait sur les marches du petit porche en bois, absorbée dans la contemplation des reflets de la lune qui se mêlaient aux vapeurs au-dessus de la source. Le lieutenant déposa une couverture sur les épaules de la jeune femme en prévision de la fraîcheur nocturne et s'assit auprès d'elle en laissant échapper un râle de douleur entre ses dents serrées.
— Vous souffrez beaucoup ? demanda-t-elle avec une sollicitude qui lui faisait pourtant défaut depuis deux jours.
— Oui, répondit-il, laconique et un peu boudeur.
— Vous n'auriez pas dû couper autant de bois alors que votre épaule n'était pas encore remise.
— Vous vous fourvoyez. Ce n'est pas mon épaule qui me cause le plus de souffrance.
Saya baissa la tête, elle savait très bien qu'il parlait d'elle, d'eux.
— Pourquoi vous m'évitez depuis deux jours ? demanda-t-il en lui frôlant l'avant-bras du dos de la main dans une caresse timide.
— Je suis égarée... reconnut-elle après un bref silence songeur.
Elle lui expliqua qu'elle n'avait plus aucuns repères depuis quelques temps. D'abord elle avait perdu tous ses hommes dans l'embuscade orchestrée par Hassama, sa carrière en avait été grandement affectée ; ensuite ils avaient dû fuir le palais, leur ville, leur pays. Elle ne savait même pas si elle pouvait encore légitimement se considérer comme une générale d'armée ou si elle n'était plus qu'une fugitive en sursis. Elle qui avait l'habitude de mener une vie bien réglée de soldat à la carrière toute tracée, elle n'avait à présent plus la moindre idée de ce que serait le lendemain, et si elle faisait les bons choix au milieu de tout ce désordre. Mais pourtant elle était sûre d'une chose, même si elle avait un peu de mal à l'admettre, elle se sentait rassurée en présence du lieutenant et il comptait beaucoup pour elle. Alors elle ne voulait surtout pas risquer d'abimer leur amitié.
Taïk prit avec délicatesse le visage de la jeune femme entre ses mains, elle avait les yeux humides.
— Moi aussi je me sens bien avec vous, alors ne m'évitez pas s'il vous plaît, implora-t-il.
Il se pencha doucement vers elle mais elle l'arrêta en posant le bout de ses doigts sur ses lèvres d'un geste plein de tendresse.
— Restons amis, murmura-t-elle.
Une violente décharge électrique traversa la poitrine du lieutenant, il resta figé sur place tandis que les doigts de Saya glissaient avec une lenteur calculée sur son menton et dans son cou. Elle approcha son visage si près du sien que leurs nez se frôlèrent, puis leurs lèvres se rencontrèrent, timides, s'effleurant et se caressant dans un premier baiser tout en retenue, comme deux animaux farouches cherchant à s'amadouer mutuellement.
— Je suis perdu... avoua Taïk, le front appuyé contre celui de la jeune femme. Je crois que nous n'avons pas tout à fait la même définition de l'amitié.
— Deux amis ne peuvent-ils pas se réconforter l'un l'autre ? suggéra-t-elle avec une douce malice.
Taïk se mordit la lèvre, plus elle se révélait à lui, plus cette femme le rendait fou.
— Je crois que j'ai un grand besoin de réconfort, là tout de suite, confessa-t-il en passant une main au creux des reins de la générale pour l'attirer à lui.
Cette fois, ils s'embrassèrent avec ferveur, haletant quand leurs souffles se mêlèrent, gémissant quand leurs langues échangèrent de fougueuses caresses, incapables de s'arrêter tant ils avaient attendu et désiré cet instant de lâcher prise. L'exaltation du moment les emporta tant que Taïk émit un cri de surprise lorsque Saya agrippa par mégarde son épaule blessée, mais elle se fit aussitôt pardonner en laissant des baisers guérisseurs s'égarer dans son cou jusqu'à la zone douloureuse. Ils passèrent encore un long moment sur le porche, blottis l'un contre l'autre en silence, profitant de ce petit instant de perfection au milieu du chaos.
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L'Éveil des Chimères (Terminé)
काल्पनिक[Romance fantasy] La générale Saya D'Alma perçoit sa nouvelle affectation comme un déshonneur : enseigner les rudiments du combat à la frêle fille de l'empereur Toa n'a rien de glorieux à ses yeux. Toutefois, lorsqu'un coup d'état menace la paix dan...