Chapitre 9 - Dissipés

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Cette longue journée avait été encore plus pénible que les précédentes, le soleil tapait fort et les voyageurs traversèrent presque uniquement de grandes étendues d'herbe sans aucun arbre pour leur fournir de l'ombre. Ils avaient chaud, faim, et par-dessus le marché la princesse n'arrêtait pas de se plaindre de douleurs dans les articulations qu'elle attribuait aux heures passées à dos de cheval. Si ses accompagnateurs étaient rodés aux longs voyages en selle, ce n'était pas le cas de Satine et elle se tortillait tant à la recherche d'une position plus confortable qu'elle manqua de chuter plusieurs fois.

Vers la fin de l'après-midi, ils atteignirent enfin l'orée d'un bois et décidèrent de ne pas pousser leur calvaire plus loin même s'il restait encore quelques heures avant le coucher du soleil. Sous la couverture des arbres, ils installèrent leur campement de fortune.

Taïk partit chercher du bois sec pour le feu et Satine insista pour l'accompagner car elle avait grand besoin de se dégourdir les jambes. Saya renonça à s'y opposer, pour une fois elle avait envie de profiter de l'occasion de se retrouver un moment seule, au calme. Elle s'allongea dans l'herbe et ferma les yeux, songeant à toute la route qui leur restait encore à faire. Elle dut s'assoupir un instant sans s'en rendre compte car elle sursauta lorsque le lieutenant Osaki lui effleura l'épaule en l'appelant d'une voix calme.

— Vous dormiez ? demanda-t-il.

— Non, je reposais seulement mes yeux...

Taïk fit semblant d'y croire et s'assit dans l'herbe auprès de la bluffeuse.

— Où est passée la princesse ? s'inquiéta-t-elle en se redressant sur un coude pour observer aux alentours.

— Rassurez-vous, elle cueille simplement des mûres à quelques pas d'ici.

— Ce n'est pas prudent de la laisser seule, je croyais que sa sécurité était votre priorité, lieutenant ?

— Détendez-vous, elle ne risque rien dans ces bois, elle nous rejoindra dans cinq minutes.

Saya s'apprêtait à se lever pour rejoindre la princesse quand elle remarqua un bol posé à côté du lieutenant ; il contenait une étrange mixture verte. Taïk lui expliqua qu'il avait trouvé une herbe cicatrisante un peu plus loin, la même que sa mère utilisait sur les écorchures de ses genoux quand il était jeune garçon, et qu'il l'avait broyée avec le pommeau de sa dague pour en extraire les principes actifs.

— Je l'ai préparé exprès pour vous, se vanta-t-il. Alors laissez-moi traiter cette plaie qui refuse de cicatriser sur votre joue.

La générale était indécise, elle n'avait pas l'habitude de laisser les autres prendre soin d'elle, mais elle ne voulait pas avoir l'air d'une enfant récalcitrante ; elle accorda donc quelques minutes à l'apprenti infirmier plein de bonne volonté. Avec douceur, il étala la mixture sur la joue blessée de la jeune femme, aussi appliqué que s'il restaurait une toile de maître, la pointe de la langue calée entre ses incisives.

Saya peina à rester immobile, déstabilisée par ce contact et cette proximité qu'elle fuyait d'habitude. Soucieuse de ne pas laisser paraître son trouble, elle s'empressa de relancer la conversation :

— Je voulais vous demander quelque chose...

— Quoi donc ? questionna le lieutenant, toujours concentré sur sa tâche.

— Ne donnez pas de faux espoirs à la princesse, vous allez la faire souffrir.

Taïk s'interrompit un instant, l'air de réfléchir au sens de ces paroles.

— Ce n'est pas ce que vous pensez, finit-il par déclarer en appliquant une dernière touche d'herbes écrasées sur la pommette rose.

— J'ai déjà entendu ça, c'est en général ce qu'on dit quand il s'agit exactement de ce à quoi on pense, opposa la gradée, peu satisfaite de la réponse.

Cette remarque fit rire le lieutenant car elle était très souvent vraie, il ne pouvait le nier. La générale ne partageait toutefois pas sa bonne humeur. Personne ne prenait ses avertissements au sérieux et ça commençait à lui porter sur les nerfs. Tout bien réfléchi, peut-être qu'elle aurait mieux fait de voyager seule en compagnie de la princesse, ça lui aurait évité d'avoir à gérer les facéties d'un partenaire dissipé.

Taïk avait fini d'appliquer la mixture sur la plaie de sa supérieure, l'air bougon de celle-ci combiné au petit pâté d'herbes qui ornait sa joue offrait un résultat plutôt cocasse.

— Vous êtes trop vieux pour elle, et pas assez bien né, insista Saya, très sérieuse.

— Alors peut-être que je devrais tenter ma chance avec une demoiselle de mon âge, suggéra-t-il, plein d'espièglerie, tout en approchant son visage de celui de la générale pour la provoquer.

Saya balaya les environs du regard à la recherche d'une technique de diversion, ce que le plaisantin ne manqua pas de remarquer avec un sourire taquin :

— Qu'est-ce que vous cherchez ? Vous n'avez rien à me jeter à la figure cette fois, hein ? nargua-t-il, l'œil plein de malice.

Le regard de Saya se porta sur le bol entre les mains du lieutenant, comme un rapace ayant jeté son dévolu sur une proie. Le soldat comprit aussitôt la nature de la menace et leva le bras bien haut pour mettre la mixture hors de portée de son assaillante.

Il en fallait plus que ça pour décourager une femme de sa trempe. Déterminée à tartiner d'herbes la figure du subordonné effronté, Saya se jeta sur lui pour tenter de ravir l'objet. Dans le tumulte de cette dispute bon enfant, ils basculèrent tous les deux dans l'herbe et le bol se renversa. Les munitions étaient perdues au sol.

Taïk serait volontiers resté allongé quelques instants de plus, le poids de la générale sur son torse, mais elle se releva avec empressement, gênée de s'être laissé aller à ces gamineries indignes de sa fonction.

— Vous êtes incorrigible, soupira-t-elle en époussetant les brindilles sur ses vêtements.

— Ah parce que vous avez essayé de me corriger, là ? Pardon, j'avais pas remarqué...

A nouveau parée de son masque de gradée respectable, Saya ignora cet appel à davantage de distractions puériles. Cela faisait à présent bien plus de cinq minutes que la princesse était partie à la cueillette et ce bref relâchement de leur vigilance n'était pas raisonnable. La générale culpabilisait déjà d'avoir failli à son devoir à cause d'un farceur incapable d'assumer ses responsabilités.

Taïk se releva à son tour et pressa le pas pour rattraper sa subordonnée déjà à mi-chemin des bosquets de fruits. Il s'apprêtait à s'excuser pour ses taquineries lorsqu'une vision le figea d'effroi. Le cœur des deux soldats bondit dans leur poitrine respective, la princesse était étendue par terre, inconsciente au milieu d'un tapis de mûres éparpillées.



L'Éveil des Chimères (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant