Chapitre 23 - Difficile à avaler

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Un bourdonnement léger frémissait dans les oreilles sensibles de Satine. Elle ne voyait rien, n'arrivait pas à bouger les mains, et sentait son cœur s'emballer d'une angoisse instinctive dans sa poitrine. Ses souvenirs étaient flous, de quoi avait-elle rêvé déjà ? C'était le trou noir, ou un tourbillon noir plutôt, une tempête de pensées et de sensations chaotiques dans son esprit. Incapable de commander à ses membres, elle se demanda s'il s'agissait d'une forme de paralysie du sommeil. En principe, il suffisait de rester calme et ça passerait tout seul.

Soudain, quelqu'un retira d'un geste brusque le sac qu'elle portait sur la tête et elle comprit qu'elle ne rêvait pas. Elle se trouvait dans une petite salle à manger privée à la décoration surchargée. On l'avait installée sur une chaise, les mains ligotées dans le dos, et la table devant elle était recouverte de mets au fumet délicat. A son côté se tenait un prêtre qui patientait debout, en silence. Et dans le coin de la pièce, deux soldats de l'armée impériale veillaient, immobiles comme des statues. Elle leur demanda ce qu'ils faisaient là mais ils l'ignorèrent avec dédain. La porte en face de la princesse s'ouvrit alors pour laisser entrer le grand pontife.

— Expliquez-moi tout de suite ce qui se passe ! exigea Satine.

— Bien sûr votre altesse, répondit le vieil homme mielleux en s'installant à table et en prenant tout son temps pour glisser une serviette dans le col de sa tunique.

Le prêtre mutique servit d'abord une tranche de rôti au grand pontife puis revint se placer à côté de Satine. Il découpa un morceau de viande dans l'assiette placée devant la princesse avant de le piquer sur une fourchette pour l'approcher de la bouche de la prisonnière.

— Mangez, dit le grand pontife avec un sourire affable. C'est une pièce de grande qualité, vous verrez.

— Je refuse de manger à la table d'un hypocrite. Dites-moi ce que font des soldats de l'empire ici !

— Allons, ne commençons pas par les sujets qui fâchent, profitez plutôt de votre dernier repas d'abord.

— Qu'est-ce que vous dites ? s'écria la jeune fille en refusant la bouchée qu'on lui présentait avec insistance.

Elle tenta de se lever mais un des soldats la fit immédiatement rasseoir en lui écrasant l'épaule sans ménagement. Elle ne pouvait rien faire contre tant d'hostilité autour d'elle.

Le maître des lieux mastiqua sa viande un long moment avant de reprendre la parole.

— Bon, bon, je vois que vous n'êtes vraiment pas conciliante, mademoiselle, déplora-t-il tout en poursuivant son repas, très concentré sur son couteau qui tranchait la chair rosée.

Satine serra les dents pour se retenir de lui aboyer dessus. Ligotée et cernée comme elle l'était, elle n'obtiendrait rien par la colère. Le grand pontife vida un verre de vin et poussa un soupir satisfait en souriant à son invitée non consentante.

— Si vous voulez tout savoir, ces messieurs ont été envoyés par l'empereur Hassama. Ils sont venus s'assurer que le plan se déroule comme prévu, expliqua-t-il.

— De quel plan parlez-vous ? Je croyais que le plan c'était de réveiller le pouvoir des chimères qui sommeille en moi ?

— Vous avez quelques décennies de retard, ma chère. Voyez-vous, nous pensons à présent que le monde se porte bien mieux sans l'intervention aléatoire d'individus porteurs d'un pouvoir qui les dépasse.

— Parce que vous ne pouvez pas les contrôler, c'est ça ? devina-t-elle.

Le grand pontife se resservit une deuxième tranche de viande tandis que le prêtre essayait toujours d'enfourner sa fourchette dans la bouche de Satine, sans succès.

— C'est vrai, mais vous savez ce que nous contrôlons très bien en revanche ? demanda le vieil homme sans se départir de son sourire satisfait.

— Vous allez vous faire un plaisir de me l'apprendre...

— La légende, déclama-t-il plein de fierté. Nous entretenons la mémoire du passé, nous encourageons le peuple à honorer les Anciens, et nous perpétuons les traditions pour que les choses restent telles qu'elles doivent être, pour toujours.

Satine fixa le vieil homme avec effarement, craignant de comprendre le fond de sa pensée.

— Vous ne voulez pas que le pouvoir des chimères réapparaisse... réalisa-t-elle dans la douleur.

— Qui voudrait libérer une chose aussi puissante et imprévisible sur le monde ? Les prêtres du temple ont compris depuis longtemps qu'il valait mieux étouffer ce pouvoir dans l'œuf avant qu'il ne déstabilise l'ordre des choses.

— Étouffer le pouvoir... répéta Satine en sentant des larmes de rage lui monter aux yeux. C'est ce que vous m'avez fait, bande de traîtres ?

— Vous n'êtes pas la première, ma chère. Nous avons suffisamment d'expérience maintenant pour savoir comment maintenir une chimère en état de léthargie durant toute la vie de son porteur.

Satine repensa aux interminables heures de leçon et de méditation qu'on lui avait imposées depuis son enfance. On ne lui avait toujours enseigné que des choses visant à se détendre et à faire le vide dans son esprit, des choses pour l'apaiser, la contrôler. Les prêtres avaient toujours eu peur d'elle et de l'imprévisible pouvoir tapi dans le fond de son être. Elle comprenait soudain qu'on n'avait fait que brider son potentiel et ça la rendait folle de rage. Elle se leva d'un coup en bousculant la table mais les deux soldats se jetèrent aussitôt sur elle pour l'immobiliser.

— Salopard ! hurla la jeune fille en se débattant vainement. Vous dépouillez les fidèles qui viennent faire des offrandes au temple dans l'espoir de voir un jour le retour des chimères, et derrière le rideau vous faites tout pour provoquer la disparition cette force ancestrale. Combien de porteurs du pouvoir le temple a-t-il déjà trompés avant moi ? Vous me dégoûtez tous autant que vous êtes ! Lâches ! Fourbes ! Traîtres !

Le grand pontife rit de cet embrasement impérial futile tout en s'essuyant la bouche puis il se leva de table.

— Oui, c'est une petite affaire qui marche bien depuis plusieurs générations, se vanta-t-il en désignant tout le luxe qui les entourait. Et votre rôle dans tout ceci touche à sa fin, ma chère.

— Fou ! Je ne vous laisserai plus endormir mon pouvoir !

— Oh je sais bien qu'il est trop tard pour ça maintenant que vous connaissez la vérité. Mais ça n'a plus d'importance.

— Qu'est-ce que vous comptez faire de moi ? s'inquiéta Satine, tremblante de rage mais à bout de forces.

— Quand l'empereur Hassama a appris votre présence ici, il nous a demandé d'éliminer la dernière chose qui pouvait menacer sa place sur le trône. Alors suivez mon conseil et profitez de votre dernier repas, petite altesse.

Le grand pontife quitta la pièce, satisfait de sa prestation, tandis que Satine se laissait retomber sur sa chaise, abattue. Le ciel venait de lui tomber sur la tête.



L'Éveil des Chimères (Terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant