Le dîner fut servi dans une immense salle de banquet. Les tables étaient recouvertes des mets les plus raffinés servis dans une vaisselle digne des plus grands palais. Tout brillait et clinquait, du sol au plafond en passant par les tenus et les bijoux arborés par la centaine de prêtres qui assistaient à la réception. De mémoire de princesse, même les dîners officiels organisés par l'empereur Toa ne déployaient pas tant d'artifices pour en mettre plein la vue aux invités.
Satine remercia le grand pontife de la recevoir avec un tel luxe, elle était gênée de causer tant de perturbations dans les habitudes des prêtres, mais le vieil homme lui assura que ce n'était pas grand-chose et qu'elle n'en méritait pas moins. A voir les ecclésiastiques sereins, l'ambiance pompeuse de cette soirée ne semblait effectivement pas les bouleverser outre mesure. La vie au temple ne devait pas tant différer que cela de la vie de palais, en fin de compte.
La princesse rayonnait dans la longue robe blanche en soie qu'on lui avait apportée dans sa chambre, c'était si agréable de retrouver enfin le confort, elle se rendait à présent compte à quel point tout ceci lui avait manqué et elle profita de ce moment agréable sans y réfléchir davantage.
En revanche, Taïk était beaucoup moins à l'aise dans ce monde d'apparat qui ne lui ressemblait pas et qui ne lui inspirait guère confiance. Il voyait d'un œil suspicieux l'intérêt trop marqué porté à sa sœur alors que lui et la générale se coltinaient toujours les mêmes vêtements crasseux qu'à leur départ de Bastis. Pour ne rien arranger, il devait en plus se battre avec une sorte de minuscule oursin dans le fond de son assiette.
— Vous êtes sûre que ça se mange ça ? demanda-t-il en se penchant avec discrétion vers Saya.
Elle fronça les sourcils en voyant l'aliment étrange qui s'accrochait obstinément à la fourchette du lieutenant.
— Mangez plutôt ça, je crois que ce sont des carottes, recommanda-t-elle en attrapant un bol rempli de ce qui ressemblait à des carottes râpées rosâtres recouvertes d'une herbe aromatique indéterminée.
Le lieutenant goûta le contenu du bol du bout des lèvres, ça n'avait pas le goût de carotte mais c'était mangeable, ça ferait l'affaire.
— Tout est bizarre ici, se plaignit-il. Je préférais ce qu'on mangeait sur la route, au moins on savait ce que c'était.
— Je ne suis pas dans mon élément non plus, compatit Saya.
— Oui mais vous au moins vous allez bientôt repartir sur les routes, l'envia-t-il en baissant la tête, misérable.
— Je ne pars pas tout de suite. Je vais encore rester quelques jours pour voir comment les choses se passent ici.
— Mais ensuite je me sentirai seul sans ma cousine préférée, plaisanta-t-il en soutirant un sourire à Saya.
— Vous aurez toujours votre sœur à vos côtés. Ça me rassure que vous restiez avec elle.
— Elle va passer ses journées à méditer ou je ne sais quoi et moi je vais m'ennuyer comme un rat mort. Si vous restiez, j'aurais au moins un partenaire d'entraînement pour garder la forme. Ça ne vous tente pas ? suggéra-t-il pour titiller la générale.
— Vous savez bien que je vous battrais à plate couture, rétorqua-t-elle avec un sourire d'une arrogante espièglerie. Mais qui sait, peut-être qu'avec l'aide de tous ces prêtres, la princesse va rapidement développer son potentiel et vous pourrez quitter cet endroit.
Taïk réfléchit un instant à cette possibilité. Est-ce que lui et sa sœur iraient ensuite rejoindre la résistance en Sumérie pour retrouver Saya ? Cette idée lui mit du baume au cœur.
— A votre avis, sous quel genre de créature pourrait se matérialiser le pouvoir de Satine ? demanda-t-il en se frottant le menton.
— ... une luciole magique ? proposa Saya, d'humeur taquine.
— Une chimère mi-souris mi-lapin nain ? renchérit-il.
Ils essayèrent de garder l'air sérieux aussi longtemps que possible, comme par défi, puis éclatèrent de rire tels des enfants. Un serviteur soucieux s'approcha pour leur demander s'ils avaient besoin de quelque chose mais il se fit aussitôt congédier et les rires continuèrent de plus bel, noyés dans les nombreuses conversations alentour.
— Je suis content qu'on puisse à nouveau plaisanter ensemble, confia Taïk en reprenant un peu son sérieux.
— Oui, confirma Saya en se resservant une cuillère d'un plat non identifié. On est pas mal, en tant qu'amis.
— En tant qu'amis, répéta-t-il en forçant un sourire sur son visage, un morceau de fausses carottes coincé en travers de la gorge.
Pour mieux encaisser ce râteau flagrant, le lieutenant vida d'un trait le verre d'alcool auquel il n'avait pas touché depuis le début du repas, une liqueur bien corsée fabriquée par les prêtres eux-mêmes comme tous bons religieux reclus qui se respectent. Ça lui donna un coup de fouet, et un coup de chaud aussi.
Le dîner s'éternisa un peu, Satine avait visiblement beaucoup de choses à discuter avec les prêtres, notamment son emploi du temps des jours à venir, mais elle appréciait aussi à sa juste valeur le plaisir de pouvoir à nouveau avoir des conversations triviales avec d'autres personnes. Elle était en train de commenter la beauté des fleurs sur les tables lorsque Saya attira son attention. Taïk était à moitié endormi sur sa chaise, à deux doigts de tomber par terre bien que la générale tente discrètement de le retenir d'un genou planté dans son flanc. La princesse expliqua à ses hôtes qu'elle et ses amis allaient prendre congé car ils avaient besoin de se remettre de leur long voyage. Ainsi, les trois compagnons s'éclipsèrent bien que la soirée semble encore loin d'être terminée pour leurs hôtes plus fêtards que n'auraient pu le laisser penser le statut et la moyenne d'âge de ces derniers.
Les deux jeunes femmes encadraient le lieutenant pour l'aider à avancer dans les couloirs. Il s'appuyait lourdement sur elles et tanguait beaucoup, ce qui compliquait la tâche et ralentissait son escorte bancale.
— Il a bu tant que ça ? demanda Satine qui peinait à le soutenir.
— Seulement trois ou quatre verres, mais visiblement il ne tient pas très bien l'alcool, répondit Saya en ouvrant la porte de la chambre du lieutenant d'un coup de pied diligent.
— Ch'uis à peine pompette, protesta le jeune homme.
Elles l'accompagnèrent jusqu'à son lit pour l'y laisser s'affaler mais il entraîna Saya dans sa chute maladroite. A moitié écrasée et un bras coincé sous le ventre du lieutenant déjà à moitié endormi, elle demanda de l'aide à la princesse qui trouva la situation si amusante qu'elle préféra venir se blottir elle aussi contre la générale. Saya grogna d'agacement.
— S'il vous plaît, restons comme ça juste pour cette nuit, supplia Satine. Ça me rassure de dormir avec vous deux, comme pendant notre voyage.
— Pourquoi je me retrouve toujours au milieu ? s'apitoya Saya qui était trop fatiguée pour continuer à protester. Vous êtes vraiment pénible comme fratrie...
Quelques secondes plus tard, ils dormaient tous les trois, épuisés mais ensemble comme ils l'avaient été depuis le début de leur aventure.
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L'Éveil des Chimères (Terminé)
Fantasi[Romance fantasy] La générale Saya D'Alma perçoit sa nouvelle affectation comme un déshonneur : enseigner les rudiments du combat à la frêle fille de l'empereur Toa n'a rien de glorieux à ses yeux. Toutefois, lorsqu'un coup d'état menace la paix dan...