11. Annita

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Lorsque j'étais plus jeune, alors que ma mère avait encore un peu de temps à m'accorder, elle et moi passions des journées entières ensemble, dans les champs. Loin de la mort et des Tueurs de l'Ombre. Elle me racontait des histoires, des légendes de ce monde que je ne connaissais pas. Enfermée dans la citadelle des Tueurs, je n'avais rien vu de ce royaume où j'étais née, et apprenais à le connaitre que par l'entremise des paroles de ema mère.

Elle m'a un jour raconté l'histoire du Continent, cette grande étendue de terre découverte par des nomades vivant sur des bateaux depuis des décennies. Lorsqu'ils ont aperçu ces étendues de verdure, ils sont vite descendus de leurs demeures ambulantes pour découvrir ces terres lointaines et inhabitées par l'espèce humaine. Ils y ont vécu quelque temps dans l'harmonie, vivant des fruits de la terre et du gibier.

Deux femmes parmi eux, Astha et Mélène, sont devenues amantes. Filles de grands guerriers, elles étaient toutes les deux d'une beauté qui aurait damné les dieux eux-mêmes. Mais les hommes du village, jaloux de ne pas être le centre de leur attention et considérant leur amour contrenature, firent appel au dieu de la vengeance afin de les séparer. Les deux femmes devinrent rapidement ennemies, contrôlées par la rage insufflée par la divinité. Leur haine était si forte que les femmes formèrent deux tribus différentes, connus plus tard sous le nom du royaume d'Astha, à l'ouest, et celui de Mélène, à l'est. Malgré la distance, les peuples se sont longtemps combattus, année après année, jusqu'à ce que les morts se comptent par milliers, oubliant la raison même du conflit initial.

Puis il y a eu cette bataille finale, près de la frontière des deux royaumes, où Astha et Mélène ont expiré leur dernier souffle dans les bras l'une de l'autre. Selon l'histoire enseignée par la Couronne, elles se détestaient toujours, mais selon le récit de ma mère, elles ont alors compris à ce moment qu'elles avaient été trompées et ont échangé un dernier baiser avant de rendre l'âme.

La déesse de la vie, indignée par les actes du dieu de la vengeance, a décidé de redonner la vie aux deux femmes en les introduisant elles-mêmes dans le ciel, parmi les étoiles. Encore aujourd'hui, elles danseraient ensemble, toujours l'une près de l'autre.

Je préfère largement cette version à celle d'une mort dans la haine que nous sert l'enseignement royal. Même si ma mère fait partie d'une communauté de tueurs, l'amour a toujours été important pour elle, une valeur qu'elle m'a transmise. Protéger les siens a toujours été une priorité pour elle. C'est ce qu'elle a fait des années durant. Lorsque je suis née, elle aurait pu m'abandonner, me tuer, mais elle m'a gardé près d'elle et m'a prodigué tout l'amour qu'elle a pu m'offrir. C'est pourquoi ma formation de tueuse, celle qui m'a intimé de ne rien ressentir pour mieux éliminer mes cibles, n'a pas éteint l'étincelle d'humanité qui brûle en moi. Je tiens à remplir cette mission périlleuse pour rendre ma mère fière et pour réparer l'erreur que j'ai commise, pour retrouver un peu d'estime aux yeux de cette femme que j'admire tant.

D'un autre côté, comment puis-je tuer quelqu'un qui n'a rien fait de mal ? Il y a une panoplie de gens qui méritent la mort dans ce palais pourri jusqu'à la moelle. Il y a des gens qui ont tué, violé, sans aucun remords, et qui n'en subissent pas les conséquences à cause de leur statut. Ce sont eux qui devraient représenter mes cibles.

Parce que plus je parle avec le prince que je dois tuer, plus je me rends compte qu'il est normal. Il n'a pas commis des atrocités, comme cette sorcière que j'ai fauchée avec un plaisir sadique. Je ne le connais pas, c'est certain ; ce n'est pas deux-trois conversations avec lui au détour d'un couloir qui me vont remettre en doute mes croyances et me détourner de ma tâche. Mais c'est la première fois que je ne vois pas ma victime comme une personne noire, malsaine, à éliminer.

Suis-je en train de commettre la même erreur qu'Astha et Mélène, poussée par une motivation qui ne m'appartient pas, guidée par les principes les Tueurs de l'Ombre et non les miens ?

Je n'ai pas menti en révélant au prince Wellan que j'aimais me rendre sur l'un des toits du palais pour réfléchir. Allongée, cachée aux yeux de tous, je ne suis plus une domestique ; je redeviens Annita. Ma mère revient souvent dans mes pensées, je n'ai jamais été aussi loin d'elle. Je sais qu'elle est fière de moi, même si elle ne le dit pas. L'intermédiaire l'ayant fait prendre un air plus sérieux

Et parfois, comme en ce moment, des pensées plus différentes apparaissent dans mon esprit. Des réflexions que j'aimerais chasser, mais je n'y arrive pas.

Il m'a vue. Il y a quelques jours, Wellan m'a vue descendre de ce même toit où je suis allongée en ce moment. M'a-t-il remarquée en passant simplement dans le couloir ou m'a-t-il suivie ? Ça reste à déterminer. Pourtant, quand je repense à cette discussion que nous avons eue, je ne peux pas m'empêcher de songer qu'elle n'avait rien de normale. Une domestique et un prince ne parlent pas ainsi ensemble, comme s'ils avaient un lien d'amitié ; non seulement ça défie tout logique, mais c'est presque indécent. Le prince héritier sera bientôt nommé héritier du trône – puisque je n'arriverai probablement pas à modifier les plans du roi.

Un soupir de découragement m'échappe. Ma petite manigance impliquant Rhaki a échoué de façon lamentable. Je ne pensais pas qu'elle était si complexe, mais il faut croire qu'une courtisane habituée à mentir n'arrive pas toujours à faire semblant.

J'ignore quoi faire. Le temps presse. La date de la cérémonie n'a pas été dévoilée, toutefois j'angoisse en pensant au jour où il sera nommé héritier du trône devant le peuple. Là, peu importe qu'il le veuille ou on, il n'aura pas le choix d'être escorté en tout temps par des gardes royaux. Le titre d'héritier fera de lui une cible pour les assassins, comme moi. Je dois donc agir bientôt, dans les prochaines semaines, mais quelque chose m'interdit de le faire vite. Je le sais mieux que personne : frapper avant d'avoir bien analysé sa proie peut se révéler dangereux. Ma mère en a perdu l'usage de ses yeux

Le problème est que je ne comprends pas la personne de Wellan. Ça fait plusieurs fois que je pense à lui de long en large, tentant de l'analyser, et pourtant je reste dans le flou le concernant. Il a grandi dans la richesse, l'excès, le vice. Sa mère ne l'a pas aimé, ne lui a pas accordé d'attention et l'a vite confié, avec ses frères, aux mains des nourrices. Il a manqué d'amour, c'est indéniable.

Avec tous ces domestiques répondant à tous ses désirs, et surtout le peuple qui est littéralement à ses pieds, il aurait pu devenir un mauvais homme. S'enorgueillir de l'attention que lui donnent ces gens qui hurlent en le voyant combattre à l'épée. Mais même s'il sait qu'il est doué, je ne l'ai jamais vu en profiter pour abuser de son pouvoir. Jamais. Il y a des nobles avec moins d'autorité que lui qui virent mal ; comme ce comte à qu j'ai réglé son compte au début de l'année. Ayant accumulé beaucoup de richesses par l'entremise d'un mariage forcé, il se pensait supérieur aux autres. Malgré la présence de sa femme d'une beauté à faire pâlir les déesses, il a violé toutes les femmes du manoir où il résidait. Je me suis fait un plaisir de lui trancher la tête et de la remettre à sa veuve.

Wellan, lui, n'est pas parfait. Il a forcément des défauts, que je dois trouver. Sa mère est un point faible ; dois-je l'inclure dans mon plan pour le mettre à terre.

Le soir tombe alors que je ressasse encore et encore toutes ces idées à propos de ma mission et du prince Wellan. Je perds la notion du temps, ainsi oubliée par tous.

Mais surtout, pendant toutes ces heures, je n'ai pensé qu'à lui.

La Tueuse de PrincesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant