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L'horloge de la façade principale de la gare de Lille-Flandres indiquait dix-heures trente le lendemain matin quand Paul sortit de son hôtel situé à quelques dizaines de mètres de là. À sa grande surprise, un soleil de plomb écrasait la ville d'une chaleur malsaine. Pas le moindre nuage à l'horizon. « C'est vraiment n'importe quoi ce temps » pensa le jeune homme, qui s'était offert une grasse matinée réparatrice.


Il décida de se rendre à la maison de retraite où l'attendait son arrière-grand-mère à pied. Cela représentait une quinzaine de minutes de marche à peine. Lorsqu'il traversa le hall d'entrée de l'établissement, qui se prolongeait en salle de vie, il éprouva la même tristesse qu'à chacune de ses visites. La vision de ces vieilles personnes courbées dans leur fauteuil, tremblotantes pour certaines et parlant toutes seules pour d'autres, lui fichait le bourdon. D'un pas rapide, comme pour écourter ce moment qu'il jugeait peu agréable, Paul gagna l'un des ascenseurs, la chambre de grand-mamie Claire se trouvant au quatrième étage du bâtiment.


Dès qu'il entra dans la pièce, la réaction fut immédiate et une fois de plus, cette vivacité chez une femme qui avait fêté son centenaire plusieurs années auparavant l'épata. « Ah... tu es là, enfin, mon poussin ! » lui lança son aïeule d'un ton qui trahissait de l'impatience.


Depuis sa tendre enfance, aussi loin qu'il puisse se souvenir, Paul était affectueusement qualifié de « poussin » par son arrière-grand-mère. Elle l'adorait et la réciprocité rendait la relation de ces deux-là presque fusionnelle. Un phénomène qui s'accrut à la mort de la mère du garçon, alors âgé de treize ans. Claire partagea son immense douleur et sut trouver les mots ainsi que les gestes qui, le temps aidant, réconfortèrent l'enfant de la défunte épouse de son petit-fils Joseph, qui succomba au terme de sa courageuse lutte contre un cancer du sein diagnostiqué trop tardivement.


Mais une autre raison, qu'elle gardait pour elle, faisait de Paul le « préféré » des descendants de la vieille dame : elle percevait depuis longtemps qu'il était différent. Rien à voir avec son homosexualité. Non. Déjà au stade de sa prime enfance, elle ressentait intuitivement, au fond d'elle-même, qu'il n'était pas un petit garçon comme les autres. Sans pouvoir s'expliquer pourquoi. Comme si cette impression provenait d'une dimension, de quelque chose qui la dépassait. Et puis un point commun achevait de les rapprocher, qui amusait et intriguait à la fois toute la famille, en raison de son côté cocasse, voire étrange : Claire et son arrière-petit-fils étaient arrivés au monde avec une tâche sur le front, exactement au même endroit, tout en haut à droite, à la lisière des cheveux, ce qui leur permettait de cacher facilement cette marque de naissance. Celle-ci ressemblait un peu à la lettre « G ». En tout cas elle paraissait dessiner une espèce de cercle non fermé qui se terminait en son propre centre. Paul et son arrière-grand-mère s'amusaient souvent de cette bizarrerie partagée, même s'ils la trouvaient disgracieuse.


« Bonjour grand-mamie ! » répondit l'arrière-petit-fils en écho à l'exclamation de bienvenue de Claire. Elle lui faisait face, dos à la fenêtre, confortablement installée dans son fauteuil roulant. Elle tendit sa main gauche, dont la surface ressemblait à celle d'une terre aride toute craquelée. Paul la prit dans les siennes, y posa un baiser, puis se pencha et l'embrassa sur les deux joues en lui demandant :

- Comment ça va ?

- Vieillement, lâcha la plus-que-centenaire avec un sourire qui voulait dire « je suis rudement contente que tu sois là ! »

- On déjeune ensemble après ?

- Évidemment. Quelle question ! T'es pas venu avec ton homme ? interrogea Claire avant de se racler la gorge en tentant de réprimer un tremblement qui agita soudain ses jambes.

Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant