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Le jour suivant, dès l'aurore, Paul prit le chemin de la Gare du Nord. Il brûlait d'envie de revoir grand-mamie Claire. Au téléphone elle ne lui avait pas donné l'impression d'être en grande forme et cela l'inquiétait. Assis dans le TGV qui fendait l'air en direction de Lille, il se demandait ce qu'il lui dirait sur son escapade à Coimbra avec Chadi. Fallait-il tout lui raconter ? Peut-être pas, se dit-il, les prunelles tournées vers le plafond du wagon, comme pour faciliter sa méditation.


Le jeune homme prévoyait de faire l'aller-retour dans la journée et comptait donc rentrer à Paris le soir même. Il projetait de déjeuner avec son arrière-grand-mère et espérait pouvoir s'entretenir avec elle de toute cette affaire liée à la missive secrète de la sœur Lucia dos Santos.


Dès sa sortie de la gare de la capitale des Flandres il se rendit à pied à la maison de retraite. Arrivé devant la chambre de son aïeule il frappa trois coups à la porte et s'étonna de n'obtenir aucune réponse. Il insista en toquant plus fort et la petite voix qu'il connaissait si bien se fit entendre, à peine perceptible : « qu'est-ce que c'est ? »


L'arrière-petit-fils fut ébranlé par la faiblesse du son laborieusement émis par les cordes vocales de la plus-que-centenaire mais il n'en laissa rien paraître et ouvrit l'unique battant de bois qui n'était jamais fermé à clé. Sa joie de retrouver celle qu'il chérissait tant se mua instantanément en une vague de tristesse qui le submergea lorsqu'il la vit face à lui, au fond de la pièce, la tête penchée en avant sur son fauteuil roulant. Elle tremblotait, dos à la fenêtre qu'on devinait derrière d'épais rideaux absorbant les rayons du soleil. Sa frêle carcasse remuait sous l'effet de spasmes contre lesquels elle ne pouvait rien. Elle semblait avoir froid alors qu'une chaleur étouffante écrasait la maison de repos comme la ville entière.


Paul fut choqué. Grand-mamie Claire paraissait avoir vieilli de vingt ans depuis leur dernière rencontre qui remontait à moins d'un mois. Gardait-elle des séquelles de son AVC ? Il dissimula son émoi comme il put. Le masque anti-virus qu'il portait lui facilita la tâche. Cet accessoire qu'il détestait était obligatoire dans l'établissement qui déplorait de nombreux décès dus à la pandémie.


La vénérable dame âgée s'agrippa aux accoudoirs de son séant à roulettes et releva le menton. Ses yeux fatigués s'évertuèrent à capter l'image de son visiteur et elle balbutia :

- C'est toi, mon poussin ?

- Oui grand-mamie, c'est moi, répondit le chef de rang du George V en refermant la porte. Il s'avança vers elle et embrassa son front strié de sillons creusés par le temps.

- Mon Dieu, je suis tellement heureuse que tu sois là, murmura-t-elle. Je vois bien que c'est toi maintenant que tu es plus près. J'ai eu un doute parce que quelqu'un du personnel doit venir m'aider à prendre ma douche. Ça tombe aujourd'hui. Mais ça ne sera pas très long.

- Comment ça, ça tombe aujourd'hui ? C'est pas tous les jours ?

- Ah non mon bébé. Plus maintenant. Avec le rationnement de l'eau, c'est seulement une douche par semaine.


Paul savait que des restrictions s'imposaient sur tous les continents concernant l'eau potable qui se raréfiait toujours davantage. Mais il ne pensait pas que les maisons de repos devaient aussi les respecter. Décidément, tout allait de mal en pis sur cette pauvre planète Terre.

- Tu sais mon poussin, ils essayent de me le cacher mais il y a eu plein de morts ici à cause du dernier virus, celui qui est très dangereux. Ils me prennent pour une idiote mais je vois bien qu'il manque beaucoup de résidents quand on m'emmène manger en bas, lâcha l'arrière-grand-mère en se cramponnant à son siège médicalisé.

- Ah bon ? feignit de s'étonner le garçon qui n'ignorait rien de cette triste situation mais ne voulait pas en rajouter. Il s'assit sur le lit face à Claire et détourna habilement la conversation pour lui poser une question qui le taraudait depuis son retour du Portugal :

- Dis-moi, heuh... elle est revenue te voir la religieuse, Lucia, depuis mon départ en voyage ?


La locataire des lieux se racla la gorge et laissa tomber la réponse que son descendant redoutait :

- Non, je ne l'ai pas revue, mais je dors si profondément en ce moment. C'est comme un grand trou noir chaque nuit depuis ma sortie de l'hôpital...


Paul dut gérer une grosse bouffée d'anxiété. Qu'allait-il faire et qu'adviendrait-il de lui si la voyante de Fatima ne le guidait plus par le truchement de son arrière-grand-mère ? La perspective d'être abandonné à son sort par la carmélite de Coimbra alors qu'il était le seul au monde à savoir où se trouvait son inestimable courrier posthume le traumatisait au plus haut point. D'autant que cela lui valait d'avoir déjà plusieurs services secrets à ses trousses et mettait sa vie et celle de Chadi en danger.


Le jeune Parisien s'apprêtait à confier sa détresse à son interlocutrice bien-aimée mais la porte s'ouvrit devant une aide-soignante qui entra sans crier gare. L'intruse, une quarantenaire corpulente à la chevelure grisonnante négligée, salua Paul d'un hochement de tête et tonitrua, pour que la vieille pensionnaire l'entende bien :

- Alors, comment ça va ? Vous êtes prête pour la douche ?


Sans attendre la réponse, l'employée empoigna le siège roulant de la plus ancienne cliente de l'établissement qu'elle poussa jusqu'à la petite salle de bains dont elle verrouilla ensuite l'accès de l'intérieur.

« Pouhhh... c'est une tornade, celle-là ! » pensa Paul en se retrouvant soudainement seul dans le studio.


Les ablutions durèrent environ une demi-heure. Les deux femmes quittèrent la salle d'eau comme elles y étaient entrées, la matrone faisant rouler l'honorable aînée jusqu'à l'endroit exact où elle l'avait trouvée, au centimètre près. Elle devait d'ailleurs être probablement un peu maniaque car elle tiqua en s'apercevant que le double rideau ne recouvrait plus la vitre sur toute sa largeur derrière le fauteuil de grand-mamie Claire. Elle interpella sèchement l'arrière-petit-fils :

- Vous avez touché ?


Elle étira l'étoffe de manière à occulter totalement la lumière du jour et dirigea vers Paul un regard inquisiteur qui signifiait qu'elle exigeait une explication. Le jeune visiteur s'empourpra et bredouilla, confus :

- J'ai simplement voulu regarder par la fenêtre madame. Rien de plus.


La mégère apprécia la politesse de son vis-à-vis et son ton s'adoucit :

- Je comprends monsieur. C'est vrai qu'il fait sombre ici mais il faut faire attention et toujours maintenir ces tentures fermées car sinon votre arrière-grand-mère va souffrir de la chaleur.

- C'est vrai, approuva la plus-que-centenaire qui fit néanmoins comprendre à cette servante pleine de sollicitude qu'elle pouvait aller vaquer à ses occupations ailleurs : « je vous remercie encore pour ma toilette Christine. À plus tard. »


Voilà qui rasséréna Paul qui songea que si son éminente ascendante paraissait amoindrie physiquement, elle n'en conservait pas moins les idées claires. Cette résistance hors du commun aux assauts du temps et aux affres de la vieillesse lui fut confirmée par la dénommée Christine qui lui confia, juste avant de prendre congé :

- Ceci étant dit monsieur, même si nous faisons bien attention de la protéger contre cette foutue canicule qui n'en finit pas, votre arrière-grand-mère est moins fragile qu'elle n'en a l'air. Presque tous nos résidents ont contracté le récent virus qui fait actuellement des ravages et certains, qui ont été en contact avec elle, n'ont malheureusement pas survécu. Eh bien notre chère Claire, qui est pourtant la plus âgée, n'a jamais été malade. Un véritable mystère. Mais tant mieux pour elle... et pour vous, n'est-ce pas ?


Avant que Paul n'ait pu desserrer les lèvres pourrépliquer, la robuste soignante s'éclipsait dans le couloir.


Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant