Paul passa le reste de l'après-midi à faire des courses. Il acheta les victuailles qui lui manquaient pour le repas du soir avec Chadi. Les deux garçons avaient prévu ce qu'ils appelaient dans leur jargon intime une « soirée pépères » dans leur appartement de la rue Berthe. Le concept était simple : les rares fois où ni l'un ni l'autre ne travaillait en fin de journée et si aucune envie de sortir ne se manifestait, le couple se confectionnait un plateau pour manger et discuter devant la télé. Le jeune Marocain ayant officié dans les cuisines du restaurant qui l'employait pour le petit-déjeuner puis lors du déjeuner, il bénéficiait d'une soirée de relâche. De son côté, Paul était en repos. L'occasion s'annonçait donc trop belle : ce soir, dans leur logement de Montmartre, ce serait une « soirée pépères » !


Lorsque le Français arriva chez eux, peu après dix-neuf heures, Chadi se trouvait déjà devant la télévision, assis sur le canapé. Une chaîne d'infos en continu diffusait en boucle les images des toutes dernières catastrophes naturelles qu'on déplorait sur la planète. Quand il vit Paul pénétrer dans le petit salon, encore chargé de ses deux sacs de provisions, il se rendit compte que celui-ci transpirait abondamment. La température commençait seulement à baisser sur Paris au terme de ce nouveau jour de canicule et le jeune chef de rang était en nage. Le Maghrébin se leva et ils s'embrassèrent.


Ces deux-là s'adoraient. Cela ne faisait aucun doute. L'un et l'autre savaient que leur histoire était d'autant plus belle qu'elle tenait du miracle. Quelle probabilité y avait-il qu'un bébé né voilà vingt-trois ans à Marrakech d'un père marocain musulman d'extraction plutôt modeste et d'une mère portugaise fasse sa vie, une fois devenu adulte, avec un Français venu au monde deux ans avant lui dans une famille bourgeoise et chrétienne de Lille ? Il fallait se rendre à l'évidence : il n'existait qu'une infime chance sur des millions qu'une telle chose se produise. Eh bien, ça leur était pourtant arrivé ! Et comme si tout cela n'était pas encore assez improbable, les deux amoureux découvrirent rapidement que la même étrange tache de naissance marquait leur front, à la limite du cuir chevelu.


Chadi, imprégné par la culture arabo-musulmane de son enfance et de son adolescence, disait régulièrement à Paul que rien ne résultait du hasard et que tout était écrit avant leur propre existence. Il le croyait sincèrement et avec force tandis que le Français demeurait perplexe, par tempérament, face à une telle affirmation.


Mais en tout cas, ils vivaient leur relation amoureuse comme un cadeau du ciel et son caractère exceptionnel les unissait d'une manière indéfectible. Avec un respect et une admiration mutuels.


Le Marocain prit les sacs de courses dans les mains de Paul et le taquina :

« Allez, donne-moi ça ! C'est moi qui prépare la bouffe de toute façon !

- C'est vrai qu'on aurait tort de se priver des talents d'un grand professionnel ! rétorqua le Français sur un ton non moins moqueur.

- T'as vraiment l'air d'avoir chaud, lâcha Chadi en se dirigeant vers la cuisine avec les achats effectués par son compagnon qui transpirait encore à grosses gouttes.

- Ouais, soupira Paul. Il nous manque la clim ici ! C'est pas très normal, si tu veux mon avis, toutes ces vagues de chaleur à répétition. On a l'impression que le climat est malsain en permanence et qu'on ne peut plus jamais profiter d'un temps normal. J'ai le sentiment de parler comme un vieux, mais c'est ce que je pense...

- T'inquiète, je partage ! lui lança Chadi en se saisissant de sa planche à découper et en ouvrant un tiroir d'où il sortit un couteau de belle taille. Justement, avant que t'arrives, la télé montrait aux infos les énormes incendies qui détruisent depuis plusieurs jours les forêts de différentes régions ici, en France, dans le sud-ouest comme dans le sud-est, mais aussi en Auvergne, en Corse et même en Bretagne ! Tu te rends compte ? Je trouve ça terrifiant. Ils continuent à dire que c'est à cause du dérèglement climatique et du réchauffement de la planète. Et je te parle pas de tout ce qui se passe dans d'autres pays. Quinze minutes devant la télévision m'ont suffi pour voir des images de feux tout aussi dramatiques en Espagne, au Portugal, en Italie, en Grèce, en Turquie, aux USA et aussi au Maroc où j'ai grandi. Pendant ce temps, d'autres endroits du monde sont victimes de gigantesques inondations ou de chutes de grêles de la taille de balles de tennis. Avec, dans tous les cas, des morts qui se comptent par dizaines voire par centaines. C'est complètement dingue, mon chéri !

Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant