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Le terminal de l'aéroport de Philadelphie grouillait de monde. Une foule masquée. Aux États-Unis aussi, le satané coronavirus faisait son retour. Masque obligatoire pour tous, ce qui incommoda Paul pendant tout le vol depuis son départ de Paris-Roissy en compagnie de Joseph, son père, à qui il avait proposé de faire le voyage avec lui quand Chadi lui apprit, la mort dans l'âme, que son patron ne lui accordait pas de congés en cette période chargée pour son restaurant. Après tout, si Paul traversait l'Atlantique pour découvrir sa nièce Eva, Joseph avait hâte, quant à lui, de prendre dans ses bras sa première petite-fille. À soixante ans il devenait enfin grand-père, ce qui constituait à ses yeux un événement. Ses associés du cabinet d'avocats veilleraient sur ses dossiers durant son absence et il leur faisait une totale confiance.


Le père et le fils durent se plier à la procédure habituelle : l'attente pour la récupération de leurs bagages, les formalités imposées par le service des douanes américain, toujours aussi sourcilleux... Tout cela prit du temps.


Au terme de ce parcours du combattant, Paul fit le nécessaire pour rendre son i-phone utilisable aux USA et envoya un bref message à David, le mari de sa sœur Nina, qui devait venir chercher les deux Français en voiture à leur sortie du Philadelphia International Airport.


La réponse de l'Américain s'afficha en moins de dix secondes : « I'm coming ! »


David et Paul communiquaient tantôt en anglais, tantôt en français, chacun maîtrisant parfaitement la langue de l'autre. Le Français servait nombre de clients américains au George V à Paris tandis que David traitait régulièrement des sujets liés à l'actualité française en tant que journaliste indépendant, qu'il vendait aux journaux et médias que cela intéressait aux États-Unis. Quant à Joseph, son activité d'avocat d'affaires l'amenait à pratiquer la langue de Shakespeare à l'occasion et il se débrouillait assez aisément dans les pays anglophones.


Lorsque Paul et son père débouchèrent dans la zone de l'aérogare réservée aux arrivées, ils virent aussitôt émerger de la foule des quidams venus accueillir quelqu'un, dont certains brandissaient une pancarte affichant un patronyme, ce grand gaillard blond aux yeux bleus qui scrutait le flot des voyageurs. Avant qu'ils n'aient eu le temps de lui faire signe, David les repéra et fendit la cohue pour s'avancer vers eux avec un large sourire. L'Américain prit les deux Français dans ses bras et les serra contre lui : « bienvenue dans le berceau des States ! » leur lança-t-il, en soulevant les deux valises, une dans chaque main. Décidément, c'est une force de la nature mon gendre, pensa Joseph. Il est vrai que David était un gars plutôt solide.


Une fois sur le parking de l'aéroport, l'Américain déverrouilla le coffre de sa Ford grise et y déposa les bagages de son beau-frère et de son beau-père. Les trois hommes s'engouffrèrent dans la voiture. Paul opta pour le siège du passager à l'avant tandis que Joseph prit place sur la banquette arrière. Au volant, David démarra en entamant la conversation :

- Je vous amène directement à la maison. Nina nous y attend avec Eva. Elle préférait éviter de sortir avec la petite par cette chaleur. Et puis pour tout vous dire elle est encore un peu fatiguée. Elle s'excuse de ne pas être venue vous accueillir à l'aéroport.

- Pas de souci, répondit l'avocat. Sa santé et celle de ma petite-fille passent d'abord !

- C'est évident, approuva Paul.


La circulation était dense à Philadelphie en cette fin d'après-midi caniculaire, mais David, Nina et leur bébé habitaient au sud de la ville, pas très loin de l'aéroport international. Au bout de vingt minutes, le journaliste arrêta la Ford dans une rue bordée d'arbres devant une petite maison alignée parmi ses semblables, dont la façade de couleur rose encadrait un escalier de trois marches menant à la porte d'entrée. Il ouvrit sa portière et lança à ses deux passagers, avec son accent de Ricain à couper au couteau :

- Here we are ! Terminus. Tout le monde descend ! C'est comme ça que vous dites en France, n'est-ce pas ?

- Yes, répliqua Paul en sortant à son tour du véhicule. Tu viens papa ? Je crois qu'on est arrivés !

- Ben oui, je reconnais l'endroit, fit Joseph en descendant de la Ford.

David sortit les valises et les sacs de la malle arrière et déposa le tout au pied de l'escalier devant la bâtisse aux murs roses. Puis il grimpa à nouveau dans sa berline en disant :

- Frappez à la porte. Nina va vous ouvrir. Elle sera folle de joie en vous voyant. Je reviens. Il faut que j'aille stationner la voiture. Je ne peux pas la laisser ici.


Les deux Français regardèrent la Ford s'éloigner dans l'étroite rue joliment arborée de South Philadelphia dans laquelle il n'était effectivement pas possible de parquer des véhicules. Puis, n'y tenant plus, Joseph escalada les marches et toqua, immédiatement suivi par son fils dont chaque bras soulevait une valise. Après une dizaine de secondes, la porte s'ouvrit et Nina apparut. Les traits fatigués de son visage semblèrent s'effacer comme par magie à cet instant où elle réalisa que son père et son jeune frère se tenaient là, debout, juste devant elle. Ses yeux verts se mirent à pétiller. Ses cheveux clairs tirés vers l'arrière formaient un chignon qui lui donnait un air un peu strict. L'infirmière se jeta dans les bras de Joseph et l'embrassa sur les joues avec effusion. Elle lui fit signe d'entrer et pressa ensuite Paul contre son thorax, ce qui obligea celui-ci à lâcher les bagages sur le seuil.


Lorsqu'ils furent tous les trois dans la maison, Nina referma la porte et barra ses lèvres avec son index :

- Chut... faites attention... Eva est endormie.

- J'ai tellement hâte de la voir, répondit l'heureux grand-père, d'une voix presque implorante.

- Oh moi aussi, surenchérit le nouvel oncle.

- Ça va, j'ai compris ! réagit la jeune mère en invitant ses deux hôtes à la suivre. Surtout ne faites pas de bruit. Venez avec moi dans sa chambre. Pour le moment, je vous autorise seulement à la regarder en silence, ajouta-t-elle en faisant un clin d'œil.


À l'extrémité d'un couloir de quelques mètres, Nina entrebâilla une porte sur la droite et glissa d'abord sa tête avant de l'ouvrir doucement. D'un geste de la main, elle fit comprendre aux deux hommes qu'ils pouvaient la suivre dans la pièce. Joseph et Paul avancèrent alors sur la pointe des pieds vers un berceau à l'ancienne entouré d'un voile immaculé en dentelle. Nina l'écarta avec précaution. Le grand-père et l'oncle se penchèrent alors au-dessus, de chaque côté de la petite. Elle dormait paisiblement. Joseph sentit l'émotion l'envahir tandis que le cœur de Paul se mit à battre plus vite. Les deux admiraient le nourrisson dans une sorte de béatitude sous le regard attendri de la maman. Eva n'avait pas encore de cheveux. Son crâne luisait sous un léger duvet. Soudain, elle tourna la tête dans son sommeil. Paul remarqua alors, sur le haut de son front, cette marque qu'il connaissait bien puisqu'il portait la même : gravé dans la chair du bébé, au même endroit que lui, ce cercle non fermé qui se terminait en son centre, un peu comme la lettre « G ». À ses palpitations cardiaques accélérées s'ajoutèrent alors des frissons qui lui parcoururent tout le corps. Les prophéties annoncées par sœur Lucia à son arrière-grand-mère se réalisaient une fois encore, pensa-t-il. Nina remarqua le trouble chez son frère et ne put s'empêcher de l'interroger à voix basse :

- Qu'y-a-t-il, Paul ?

- Elle a la marque, souffla le jeune homme, livide.

- Quelle marque ? rétorqua sa sœur, qui comprit néanmoins de quoi il s'agissait l'instant d'après car elle demanda : « ah, tu parles de la tache de naissance sur son front ? La même que toi et grand-mamie ! »

- Et Chadi aussi, compléta Paul, la mine toujours préoccupée.

- Eh bien, commenta Nina, c'est pas grave ça !

- Non, il n'y a rien de grave...


C'est alors que des pleurs se firent entendre dans lachambre. Ils avaient réveillé Eva.


Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant