Le voyage du retour des États-Unis fut morose. Pendant le vol, assis à côté de son père dans l'Airbus qui devait les ramener à Paris, masque anti-virus collé sur le nez et la bouche, Paul voyait défiler dans sa tête beaucoup de ses souvenirs partagés avec son arrière-grand-mère. Il ne put s'empêcher de repenser à la dernière phrase qu'elle avait prononcée à la fin de leur dialogue téléphonique lors du repas au restaurant du Four Seasons de Philadelphie. En parlant d'Eva, sa première arrière-arrière-petite-fille, ne lui avait-elle pas confié qu'elle espérait la connaître « avant de passer de l'autre côté » ?
Joseph, quant à lui, essayait de donner le change en faisant mine de lire un épais roman d'un de ses auteurs préférés, mais son fils savait bien qu'il éprouvait lui aussi une grande tristesse. Il avait déjà perdu sa mère, la fille de grand-mamie Claire, dont le mari, son père, était également décédé. Sa grand-mère demeurait donc la dernière personne vivante qui, dans la famille, le rattachait à son passé.
Arrivés à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, le père et le fils se mirent d'accord. En dépit de la fatigue due au décalage horaire, Paul décida d'attraper sur le champ un TGV pour Lille. Après tout, la valise qu'il venait de récupérer contenait ce dont il aurait besoin. Joseph préféra gagner Paris et son domicile. Quelques dossiers en souffrance l'attendaient. Les deux hommes s'étreignirent au milieu de l'aérogare avant de se séparer. L'avocat fit promettre à son fiston de lui donner rapidement des nouvelles de grand-mamie Claire.
Une fois seul, Paul se mit à marcher en direction des quais de la SNCF, son sac à dos accroché aux épaules, sa lourde valise dans une main et son téléphone portable dans l'autre. Après avoir parcouru quelques mètres, il ralentit son allure et sélectionna le nom de Chadi dans le répertoire de son i-phone. Il fallait tout de même qu'il prenne le temps de lui dire qu'il était bien arrivé et que leurs retrouvailles allaient devoir attendre un peu. Il dut faire une seconde tentative car il tomba sur la messagerie vocale la première fois. Rien de surprenant : le Marocain devait être en train de travailler. Il finit néanmoins par décrocher, sans doute lorsqu'il vit qui l'appelait :
- Ah c'est toi mon cœur ! T'as bien atterri !
- Oui mon amour. T'es au taf je suppose ?
- Tu supposes bien. On pourra pas être longs.
- Ok. Je voulais juste te demander si ça te dérangerait que j'aille directement à Lille pour essayer de voir grand-mamie Claire à l'hôpital. Je ne sais pas s'ils me laisseront l'approcher, j'ignore dans quel état elle se trouve maintenant, mais j'en peux plus, je ne tiens plus, il faut que je sache, que je la voie !
- T'inquiète, ça me dérange pas, même si je suis impatient de te retrouver. Je comprends. Je vais te dire un truc : j'avais pensé que tu voudrais peut-être faire ça. J'te connais mieux que tu crois, tu sais.
- Merci mon Chadi, t'es adorable. Je vais prendre le train et ce soir j'irai à l'hôtel.
- Ouais, et sois sage hein ? plaisanta le Maghrébin. Je dois te laisser. J'ai pris du retard dans mes préparations pour le prochain service. On se tient au courant par messages, d'acc ?
- D'acc ! conclut Paul, en ajoutant : je t'aime fort.
- Moi aussi.
Les deux garçons raccrochèrent en même temps.
Sitôt sorti de la gare de Lille-Europe, Paul gagna à pied l'établissement hôtelier où il descendait habituellement lors de ses séjours dans la ville de son enfance. Il s'était assuré par téléphone qu'il n'affichait pas complet avant d'embarquer dans le TGV.
Le jour suivant, le jeune homme se réveilla dès l'aube. Il n'avait pas dormi beaucoup. Son sommeil fut agité et les effets du décalage horaire se faisaient encore sentir. Il s'étira en bâillant dans le lit de la chambre d'hôtel et se rendit compte qu'il souffrait d'un horrible mal de crâne. Il se leva et fouilla dans son sac-à-dos à la recherche d'un cachet d'aspirine. Il le trouva puis l'avala à l'aide d'un verre d'eau. Il prit ensuite son smartphone sur la table de nuit et se mit en quête du numéro du standard du centre hospitalier de Lille sur Internet. Il parvint facilement à ses fins et appela. Les choses devinrent alors plus compliquées.
Paul fut baladé de service en service et d'interlocutrices en interlocuteurs durant de longues minutes avant de se retrouver enfin en ligne avec une assistante qui lui dit avoir devant elle, sur son écran d'ordinateur, le dossier de grand-mamie Claire. À ce moment, un silence se fit et déclencha chez le chef de rang du George V une bouffée d'angoisse :
- Allô, madame ? Vous êtes toujours là ?
- Oui, lui répondit-elle sur un ton embarrassé.
- Qu'y-a-t-il ? Comment elle va ?
- Vous êtes qui par rapport à elle, monsieur ? interrogea l'employée du centre hospitalier régional.
Comprenant qu'il n'obtiendrait aucune information si sa réponse à cette question ne donnait pas satisfaction, Paul dit la vérité mais en exagérant un peu :
- Je suis son arrière-petit-fils, mais elle n'a que moi !
Il y eut un autre blanc au bout de la ligne. Après plusieurs secondes qui semblèrent interminables, la secrétaire lâcha :
- Ce dossier est... comment dire, monsieur... assez spécial. Votre arrière-grand-mère n'est pas encore visible. Justement, le médecin qui la suit voulait parler à quelqu'un de la famille. Vous êtes à Lille, monsieur ?
- Oui. J'habite à Paris et je suis venu uniquement pour la voir.
- Ah, je comprends. Veuillez patienter. Je vais voir si le docteur Dumont peut vous recevoir aujourd'hui.
Nouveau temps d'attente, agrémenté cette fois d'une bande musicale. Lorsqu'elle reprit son combiné, l'agente du CHR de Lille annonça :
- Le docteur Dumont vous propose de le rencontrer ici cet après-midi à quinze heures. Est-ce possible pour vous ?
- Oui bien sûr !
Son interlocutrice expliqua à Paul comment se diriger vers le lieu du rendez-vous à travers les méandres de l'imposant complexe hospitalier et mit fin à l'échange téléphonique.
Le garçon resta un moment assis sur le lit, l'esprit en proie à une multitude de pensées. L'une d'elles le stressait plus que les autres : « un dossier spécial » avait dit la dame de l'hôpital. Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Dans quel état se trouvait grand-mamie Claire à l'instant présent ? Il lui fallait patienter quelques heures pour en apprendre davantage.
Le docteur Jérôme Dumont, la cinquantaine, appartenait au service de réanimation. De taille moyenne, ses cheveux grisonnants coiffés en brosse rendaient son visage aux traits secs encore plus sévère. Après s'être rapidement présenté, il désigna à Paul un siège parmi ceux qui occupaient la pièce qui semblait servir de bureau commun aux médecins de cette unité. L'homme ne donnait pas l'impression d'être très disert. Il s'assit à son tour face à son jeune visiteur et entama la discussion sur un ton neutre, voire froid :
- On m'a dit que vous êtes son arrière-petit-fils. Est-ce exact ?
- Tout à fait, confirma Paul qui eut presque le sentiment qu'on le soumettait à la question comme la police le ferait lors d'une garde-à-vue.
Bien ! ponctua le médecin-réanimateur, qui nepassa pas par quatre chemins et lâcha, en toisant le garçon avec un drôle derictus : « votre arrière-grand-mère est morte. »
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Le quatrième secret de soeur Lucia
Gizem / GerilimUne histoire passionnante de 62 chapitres à retrouver ici à partir du samedi 13 janvier prochain puis chaque samedi à 13 heures. Paul, 25 ans, chef de rang dans un prestigieux palace parisien, menait une vie tranquille avec son compagnon, Chadi, un...