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Au petit matin, Chadi arriva, fourbu, à l'embouchure du Bou Regreg à Rabat. Il avait marché toute la nuit, d'abord dans l'immense forêt de la Mamora en direction de Salé, puis de là vers la capitale marocaine toute proche. Par chance, il ne croisa pas ses ravisseurs. En voyant l'océan Atlantique s'étendre face à lui, dont les reflets bleus scintillaient jusqu'à l'horizon, il se sentit rassuré. Le soleil grimpait déjà vers l'azur. La brise venue du large caressait la figure du jeune garçon, contribuant à l'apaiser. Mû par une ardente volonté de s'en sortir, il s'engouffra dans le dédale des ruelles pavées de la Kasbah des Oudayas. Des touristes déambulaient entre les murs aux couleurs blanc et ciel recouverts de chaux de cette forteresse du douzième siècle marquée par l'influence andalouse.


Chadi voulait absolument joindre Paul. Au plus vite. Comment faire ? Tout en se promenant dans le labyrinthe des rues étroites de la Kasbah, il s'interrogeait sur la meilleure manière de s'y prendre. Soudain, à une intersection, ce qu'il découvrit un peu plus loin lui donna une idée. C'était une boutique de souvenirs. Il s'approcha et fit mine de regarder les bibelots et les cartes postales exposés à l'extérieur devant la façade. Puis il passa la tête à l'intérieur par la porte ouverte et vit que le commerçant, un homme barbu de petite taille plutôt grassouillet, vaquait seul à son comptoir en attendant le client. L'Arabo-Portugais se dit que c'était le bon moment. Il allait tirer profit de ses blessures visibles et tenter de faire jouer la solidarité entre Marocains.


Chadi s'avança et l'occupant des lieux, entendant ses pas, releva le menton et le toisa d'un air inquisiteur. L'évadé lui livra alors sa fable dans un arabe impeccable avec l'accent du cru :

- Bonjour monsieur. Excusez-moi de vous déranger mais j'ai besoin d'aide. Je viens d'être agressé là-bas, sur la plage, par une bande de voyous. Ils étaient à cinq contre moi et je n'ai rien pu faire. Ils en voulaient à mon téléphone. Ils me l'ont volé. Il faut que je prévienne mon patron, qui est un Français, que je vais arriver en retard au travail. Puis-je utiliser votre téléphone s'il vous plaît ? Vous me rendriez un grand service.


Le gérant du magasin dévisagea son compatriote et remarqua le sang séché autour de son arcade sourcilière ainsi que ses lèvres tuméfiées. Il objecta, en les pointant du doigt :

- T'es salement amoché mais dis-moi, elles sont pas si fraîches que ça tes blessures apparemment...

- Euh... c'est-à-dire qu'au niveau de l'œil c'est arrivé hier soir pendant mon entraînement de foot. Par contre, pour ma bouche, c'est bien ces enfoirés qui m'ont fait ça !


Le marchand de babioles passa une main dans sa barbe puis il prit son mobile sur une table derrière lui et le tendit à Chadi :

- Tiens, mais fais vite et bouge pas de là... pour que je te voie bien.

- Oh merci beaucoup m'sieur ! s'exclama le jeune homme en saisissant le précieux sésame.


D'une main fébrile, il tapota le numéro de Paul sur le petit écran en priant pour que celui-ci prenne l'appel. Au bout de quelques sonneries la voix tant espérée se fit entendre :

- Allô ?

- Ah merci mon Dieu, tu décroches ! C'est moi, c'est Chadi !

- Mon loulou, enfin ! Comment ça va ? Quelle joie d'avoir de tes nouvelles. Je mourais d'inquiétude. Tu n'as pas pris ton avion ? Tu es où ?

- Écoute, j'ai très peu de temps mon chéri. Je t'expliquerai plus tard pourquoi j'ai pas pu prendre l'avion. Quelqu'un me prête son téléphone et je dois faire vite. Je suis encore au Maroc, à Rabat. Je n'ai plus de téléphone. On m'a pris aussi mon passeport. Donc je ne peux pas revenir en France en avion. Impossible ! Et j'ai pas un rond en poche. Je dois éviter d'aller dans ma famille et il ne faut pas non plus que je retourne à Mohammédia chez mon pote car ces deux endroits sont les premiers où on essayera de me retrouver. Il faut que tu m'aides, Paul ! Qu'est-ce que je vais faire ?


Même si Chadi s'exprimait en français avec un débit soutenu, le tenancier de la boutique écarquillait les yeux au fil du propos. Il comprenait sans doute, au moins en partie, les paroles prononcées devant lui. Son visiteur inattendu s'en rendit compte. Il fallait vraiment très vite mettre fin au coup de fil. Depuis Paris, Paul en était conscient et il apporta à son compagnon une réponse brève et efficace :

- Je sais ce qu'on va faire. Je connais un gars sympa qui est chef de rang dans un resto de l'hôtel Four Seasons de Casablanca. C'est un Marocain. Il s'appelle Lahcen. Je l'ai connu au George V où il était venu assurer un remplacement. Ça remonte à quelques mois. Je vais le contacter. Il t'aidera. Je sais qu'il ne me refusera pas un service. Je lui avais filé des coups de main quand il a bossé ici et il a bien apprécié. Je vais lui demander de venir te chercher à Rabat dès qu'il le pourra. Après, ce sera à vous deux de voir de quelle manière tu peux quitter le Maroc et rejoindre la France sans passeport. Par contre Lahcen pourra te donner un téléphone et du fric. Je lui ferai un virement. T'as tout capté mon loulou ?

- Oui, mais comment je vais savoir quand et où ton Lahcen viendra me chercher ? Tu me contacteras par quel moyen pour me le dire ? Je te rappelle que je suis en train de te parler avec le portable de quelqu'un que je ne reverrai pas.

- Pas de panique ! Tu connais le mot de passe de ta boîte mails par cœur, pas vrai ? Alors moi je t'envoie un mail d'ici ce soir avec les infos. Toi tu vas juste te rendre en début de soirée dans un cyber-café et tu y prendras connaissance de mon message. Ça te va comme ça ?

- Oui, ok, c'est bien vu... on fait ça ! Il faudra juste que je me démerde pour négocier avec le cyber-café. J'ai pas un dirham. Mais je me débrouillerai.

- Pour négocier, j'te fais confiance. T'es Marocain, ça devrait pas te poser trop de problèmes ! ironisa Paul.


Sans relever la boutade, Chadi leva le bras en regardant le propriétaire du smartphone pour lui signifier que sa conversation se terminait. Il remercia son âme-frère :

- Je dois te laisser maintenant. J'ai pas le choix. J'attends ton mail. Merci beaucoup. Je t'embrasse fort ! »


Et il appuya sur l'icône rouge de l'appareil, qu'il restitua aussitôt au barbu bedonnant qui lui lança :

- Tu es très affectueux toi dis donc avec ton boss ! Je comprends à peu près le français tu sais. Tu m'aurais pas pris pour un jambon par hasard ?

- Non m'sieur, je vous assure. Je vous ai dit la vérité mais c'est une histoire compliquée, balbutia le cuisinier parisien.


Puis il amorça quelques pas à reculons en se confondant en remerciements avec l'intention de quitter l'endroit sans plus attendre.


En guise d'au revoir, le commerçant, pas convaincu, lui asséna :

- Allez dégage ! Je veux plus te voir dans les parages.


Chadi sortit sans demander son reste et descendit lesmarches des lacets pavés de la Kasbah en direction du front de mer où il avaitl'intention de se détendre avant de gagner le centre-ville dans le but d'ydénicher un cyber-café pour la fin de journée.


Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant