Le lendemain soir, Paul retrouva Chadi dans ce bar branché qu'ils connaissaient bien non loin de l'hôtel de ville à Paris. Il n'y avait pas grand monde et ça les arrangeait car leur conversation se voulait plutôt discrète. Installés au fond de la salle faiblement éclairée derrière une table basse sur laquelle un serveur venait de poser deux verres contenant leur cocktail préféré, les deux garçons discutaient à voix basse tout en gardant un œil sur un téléviseur accroché au mur qui diffusait une chaîne d'infos en continu. On y parlait sans discontinuer du dernier variant en date du virus de la covid-19, venu de Chine au départ et qui n'en finissait plus d'inquiéter la planète entière.


Mais Paul, tout droit rentré de Lille, échangeait avec son compagnon à propos d'un tout autre sujet. Il achevait de lui relater sa rencontre avec son arrière-grand-mère, qui suscitait encore chez lui des interrogations.


« Tu dis qu'elle perd la raison, objecta Chadi, mais tu crois pas que c'est un peu court, comme explication ?

- J'aimerais me tromper, mon loulou, mais t'en as une autre, toi, d'explication ?

- Là, comme ça tout de suite non, mais ça vaut peut-être la peine d'y réfléchir... je pense pas qu'elle puisse devenir folle, comme ça, du jour au lendemain... surtout si tu me dis que tout le reste de ce qu'elle te disait était sensé.


Ces paroles semblèrent plonger Paul dans une espèce de méditation. Son regard se perdit sur l'écran de la télé qui montrait maintenant de terribles images d'incendies gigantesques ravageant la Californie. Une des multiples conséquences dramatiques du dérèglement climatique dont le monde paraissait ne plus pouvoir se défaire depuis plusieurs années.


Soudainement, tel un diable qui sort de sa boîte, Paul s'extirpa de son état de torpeur et dit : « très bien ! Alors essayons de comprendre. Grand-mamie Claire prétend que sa mystérieuse visiteuse nocturne est une vieille bonne sœur qui ne parle pas français. Mais elle affirme piger quand même ce qu'elle lui raconte grâce à une sorte de phénomène de télépathie. »


Il marqua un temps d'arrêt, aspira sur la paille plantée dans son verre, avala une gorgée de cocktail et il soupira : « bon sang, rien qu'en te disant ça, j'ai l'impression que c'est complètement dingue... »


Chadi projeta son regard dans les yeux de Paul puis fit cette remarque :

- Ce serait intéressant de savoir dans quelle langue elle cause, justement, cette religieuse. C'est quoi déjà le mot qu'elle a prononcé et qui l'a mise en colère ? Ce mot que tu connais pas ?

- Apostasia. Grand-mamie me l'a même épelé. Pour moi, ça veut rien dire !

- Voyons si ça veut dire quelque chose en portugais, par hasard, fit Chadi en sortant son i-phone de sa poche de pantalon. Même dans ma langue maternelle il existe des mots dont j'ignore le sens. Comme pour toi en français !


Le jeune Marocain tapota sur son téléphone. Au bout de quelques secondes il releva la tête en souriant :

- Ah ben si, ce mot existe en portugais et sa traduction en français c'est... « apostasie ».

- Nous voilà bien avancés ! répondit Paul avec un rictus. « Ce mot appartient peut-être à la langue française mais je sais pas davantage ce qu'il signifie... » Il attrapa à son tour son smartphone et chercha la définition du terme « apostasie » dans un moteur de recherche. Il trouva rapidement et lut discrètement à l'oreille de Chadi la définition du dictionnaire : « apostasie – nom féminin – reniement de la foi chrétienne ».


Les deux garçons se regardèrent, perplexes. Puis le Marocain rompit le silence : « au moins, il y a un rapport avec la religion. Donc tu vois, même si on sait pas pourquoi, c'est pas déconnant qu'une nonne ait dit un truc comme ça ! »

- J'avoue, oui... soupira Paul d'un air pensif. Il avala d'un trait le reste de son verre après en avoir retiré la paille.


Chadi avait quant à lui déjà tout bu depuis un moment. Il s'essuya la bouche avec une serviette en papier avant de pincer la joue droite de son compagnon, ce qui se voulait être un geste affectueux. Il lui demanda, en fixant bien son regard : « dis-moi, avant d'y aller... rien à voir avec ce qu'on disait mais... t'as rien remarqué depuis tout ce temps qu'on parle ? Paul le dévisagea cinq secondes puis lâcha en lui adressant un clin d'œil :

- Ah si, je sais. Tu es allé chez le coiffeur !

- Bravo, gagné m'sieur ! J'ai lâchement profité de ta petite escapade à Lille. Tu m'accapares tellement quand t'es là, plaisanta-t-il.

- En fait, je l'ai vu tout de suite mais j'ai pas relevé. J'avais trop hâte de te raconter...

- Ouais ouais, fit Chadi pour montrer qu'il en doutait sérieusement.

- Si, je t'assure ! protesta Paul qui, pour prouver sa bonne foi, pointa de l'index le haut du front de son complice : « je m'en suis vite aperçu avec ta marque que tes cheveux trop courts ne cachent plus ! »


Par réflexe, Chadi leva la main gauche jusqu'à son visage et caressa la tâche de naissance que sa chevelure noire bouclée dissimulait habituellement. C'était comme un sceau indélébile, gravé dans sa chair, avec lequel il vint au monde. Le même que Paul et son arrière-grand-mère. Au même endroit. Lorsque les deux amoureux se rendirent compte de ce point commun à l'occasion de leur premier rapport sexuel, au Maroc, ils en plaisantèrent, en furent amusés... et intrigués aussi.

Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant