Le lendemain, en arrivant au George V, Paul apprit que le port du masque allait redevenir obligatoire sous peu, ce qui n'améliora pas son humeur déjà altérée par la fatigue due à une nuit quasi-blanche. C'est son manager qui lui avait fait part de la nouvelle à son arrivée. Si cela contrariait le jeune chef de rang, il ne fut cependant nullement étonné : depuis plusieurs jours, les médias relayaient, sur le mode de la fausse confidence, des rumeurs selon lesquelles le gouvernement français, comme d'autres en Europe, s'apprêtait à réactiver cette mesure de protection contraignante en raison de la énième vague annoncée de contaminations par une nouvelle variante de la Covid-19, un « cousin » de ce virus qui n'en finissait plus de muter depuis des années.


Tout en dressant les tables du restaurant étoilé avec quelques collègues en prévision du déjeuner, Paul se disait qu'il n'avait pas à se plaindre : pas une seule fois il ne contracta l'un des nombreux coronavirus qui faisaient pourtant tant de victimes depuis 2019. Chadi n'avait jamais été touché non plus, ni grand-mamie Claire, fort heureusement pour elle, car à son âge, on en mourait presqu'à coup sûr. Son arrière-grand-mère confia un jour à Paul : « tu sais mon poussin, le vaccin c'est bien, il faut le faire, mais la meilleure des protections, c'est celle du Ciel, celle de notre Seigneur. On est protégé ou on ne l'est pas. Nous, nous le sommes. C'est comme ça. » Grand-mamie Claire était très croyante, extrêmement pieuse. Cela impressionnait son arrière-petit-fils depuis qu'il avait l'âge de raison et cette confidence de son aïeule lui revint en mémoire tandis qu'il disposait avec soin des couverts de chaque côté d'une assiette en porcelaine. Il repensa aussi à son père, Joseph, qui eut moins de chance et développa une forme assez sévère du virus. Ce fut également le cas de sa sœur et de son beau-frère David, contaminés outre-Atlantique quelques mois avant le début de la grossesse de Nina.


Quand vint le moment de la pause pour les chefs de rang, avant l'accueil des premiers clients pour le service du midi, Paul se précipita vers les vestiaires et lorsqu'il constata avec satisfaction que personne d'autre ne s'y trouvait, il sortit son téléphone portable de la poche intérieure de sa veste et appuya sur l'icône « grand-mamie » dans son répertoire.


Après la troisième sonnerie, le jeune homme fut soulagé d'entendre cette voix fluette et éraillée qu'il pouvait reconnaître dès la première syllabe :

- Allô ?

- Bonjour grand-mamie. Comment vas-tu ?

- Allô ? C'est qui ? C'est toi mon poussin ?

- Oui, c'est Paul ! Tu vas bien ?

- Oui, ça va. On va dire que ça va. C'est calme ici, lâcha la vieille dame, non sans une pointe d'humour.

- Je t'appelle depuis mon travail, grand-mamie. Je ne pourrai pas être long. Mais je ne voulais plus attendre avant de te demander pardon.

- Me demander pardon ? Mais pourquoi ?

- C'est pas bien de ma part d'avoir douté de ce que tu me disais sur cette femme, cette religieuse qui est venue te parler la nuit. Ça semblait tellement invraisemblable. Il faut me comprendre. Mais maintenant je te crois.

- Tu ne me dois pas d'excuses, mon poussin. Ne t'inquiète pas. Je suis heureuse que tu ne me prennes plus pour une folle... ou pire, une gâteuse ! plaisanta la plus-que-centenaire.

- Je suis allé voir sur Internet, grand-mamie. J'ai fait des recherches. Figure-toi que l'année de ta naissance, en 1917, une petite fille, une Portugaise qui s'appelait Lucia a rencontré plusieurs fois la Sainte-Vierge qui lui est apparue et lui a confié trois secrets. Lucia était accompagnée d'une cousine et d'un cousin qui sont morts dans les deux ou trois ans qui ont suivi. Cette petite Lucia est donc restée la seule témoin de ces événements extraordinaires et elle a décidé de devenir religieuse. Comme elle te l'a dit, aujourd'hui elle n'est plus de ce monde. Elle est morte il y a longtemps, en 2005, à 97 ans. Ils disent sur le net que cette histoire est connue dans le monde entier. Ça ne te dit rien ?

- Bien sûr que si, répondit le filet de voix à l'autre bout de la ligne. Et pour tout te dire, j'y ai pensé toute seule depuis notre dernière conversation. Un matin en me réveillant, j'ai fait le rapprochement avec l'affaire des apparitions de la Vierge à Fatima. L'année où je suis née, tu as raison poussin.

- Pas seulement l'année, grand-mamie, intervint Paul. Le jour aussi !

- Comment ça ?

- Eh bien, la fois où la Sainte-Vierge a confié les trois secrets aux enfants, parmi une série de plusieurs rencontres, c'était le 13 juillet 1917, c'est-à-dire le jour même de ta naissance, si je ne me trompe pas sur la date...

- Tu ne te trompes pas mon chéri. Je suis née le 13 juillet 1917, effectivement. Ça alors ! Pour une coïncidence...

- Cela ne doit peut-être rien au hasard, la coupa Paul. Chadi croit que tout est écrit.

- Et toi, poussin, tu en penses quoi ?

- J'ai pas trop le temps, tu sais, fit le jeune homme en jetant un œil en direction de l'entrée de la pièce, tant il craignait d'être surpris au cours d'une discussion qui n'aurait pas manqué de provoquer de la sidération dans d'autres oreilles que les siennes.

- Je comprends, soupira l'arrière-grand-mère. Tu es au travail.

- Oui, grand-mamie. Mais juste une chose avant de te laisser : tu l'as revue la sœur Lucia ? Elle est revenue ?

- Non, pas encore. Mais elle reviendra. Elle me l'a dit.

- Bien... et cette mission pour moi, dont elle t'a parlé. C'est quoi ?

- Elle ne me l'a pas dit... sans doute le fera-t-elle plus tard... elle a juste précisé que c'était très important... quelque chose que tu vas devoir faire...

- Ça me fout la trouille. Euh pardon, je veux dire ça me fait peur !

- Je t'en prie, je connais le langage des jeunes, tu sais.

- Je dois te laisser, grand-mamie.

- D'accord. Quand reviens-tu à Lille pour me voir ?

- Je ne sais pas. J'aimerais bien. Je vais essayer, bientôt. Mais je dois aussi aller aux États-Unis chez Nina et David pour faire connaissance avec ma nièce, Eva. Je leur avais promis.

- Oh oui tu as raison ! réagit grand-mamie Claire sur un ton soudain enjoué. Va d'abord là-bas. Et surtout prends des photos. Tu me montreras mon arrière-arrière petite fille quand tu me rendras visite à la maison de retraite à ton retour.

- Tu peux compter sur moi ! renchérit Paul. Allez grand-mamie, il faut que je rejoigne mes collègues. L'heure du service approche. Je file. Je te fais de gros bisous !

- Moi aussi mon poussin, moi aussi...


Paul raccrocha.


Le quatrième secret de soeur LuciaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant