Chapitre 1

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2001, Nogent-sur-Marne, cinq ans.

Il fût un temps où j’ai crû qu’un parent était né pour être parent. Que cet homme qu’on surnomme “Dieu”, donnait la capacité aux plus beaux Hommes de donner la vie, de chérir l’être tant désiré, durant neuf longs mois. Qu’ils seraient capables de les cultiver avec passion, de les aimer avec sincérité, de les élever avec ferveur, pour qu’eux-mêmes deviennent des gens bons, des gens meilleurs. Pour que cette chaîne ne s’arrête jamais. Il suffit pourtant qu’elle ouvre la bouche pour que le mythe s’effondre.
— Allez les mômes, au lit !
Nos regards se croisent et la même idée surgit dans nos têtes si petites.
— Encore un épisode maman ! l’imploré-je, mon pouce dans la bouche.
— Vous m’faites chier ! ajoute-t-elle en allumant une énième cigarette.
À ce même moment, nous savons que c’est gagné. Célestin me sourit et nous nous enfouissons un peu plus dans le canapé.
Pourtant, ce n'est plus une heure décente pour laisser des enfants se pavaner devant un écran de télévision, dans la brume épaisse du tabac qui s’infiltre dans leurs corps, dans les murs, dans les tissus.

Ce soir-là, une fois de plus, ils ramassent leur mère qui a raté une marche des escaliers.
Ce soir là, une fois de plus, ils la portent jusqu'à sa chambre, incapable de marcher seule, tant elle est alcoolisée.
Ce soir-là, une fois de plus, ils s'endorment dans le même lit, se blottissent dans les bras l’un de l’autre, espérant que le lendemain soit un meilleur jour.
Espérant que Dieu leur laisse une chance d'être heureux.

22 Mars 2010, Paris, 13 ans.

— Merde, c’est ton éduc ! me signale-t-elle avant de sortir de la laverie, son téléphone à la main, qu’elle pose à l’oreille après avoir décroché.
Le bruit des machines masque sa conversation. Pourtant, mon cœur s’emballe, tout comme le tambour qui essore nos vêtements bientôt propres. Gaëlle entre à nouveau dans le local et de son air triste, je comprends.
— Faut qu’on y soit dans combien de temps ? lui demandé-je, la tête baissée, n’osant pas défier son regard qui me ferait chavirer.
— On termine la lessive. Dans deux heures, on doit être à Nogent pour la récupérer.
Mes larmes montent. Du coin de l'œil, je remarque que je ne suis pas la seule pour qui cette situation n’est pas agréable. Nos seize ans d'écart ne sont que des nombres qui ne composent en rien notre relation. C’est ma grande sœur, certes, mais c’est également la personne sur qui j’ai pu compter à n’importe quel moment dans ma vie, dès mon plus jeune âge.
Je me baisse, refaisant mon lacet, que je sais nouer grâce à elle, et en profite pour lâcher quelques larmes.

Ma vie est sur le point de changer. Ici, dans cette foutue pièce entourée de carreaux blancs. À cause de ces foutus gens. Je me redresse et ouvre la machine qui s’est enfin terminée. N’ayant pas le temps, nous prenons les affaires à peine sèches pour les glisser dans des cabas. Après avoir vérifié que rien n'avait été oublié, nous prenons la direction de son appartement, dans lequel je loge depuis deux mois, dans un silence de mort.

Je pousse la porte d’entrée et décale les trottinettes laissées dans le couloir.
— Pour la balade sous le soleil, ça sera pour une prochaine fois !
Je ne réponds pas, car inconsciemment, je sais que cette sortie n’existera jamais.
— Désolée de te presser Marie, mais on est déjà à la bourre, alors j'espère que ta valise est prête.

Celle-ci est officiellement fermée. Après avoir contrôlé que toutes mes affaires sont réunies, nous descendons jusqu'au garage où se trouve sa petite Twingo. Ma valise rangée dans le coffre, nos ceintures mises, nous démarrons en direction de notre ville natale. Celle qui m’a accueillie durant treize années. Celle qui m’a vu grandir et défaillir. Celle qui m’a laissée pourrir dans mon trou à rat.

Arrivées à destination et après quelques brèves salutations, je laisse Mme Viat s'installer sur le siège passager, aux côtés de Gaëlle, tandis que je prends place derrière ma sœur. Je n’arrive pas à parler. Ma trachée se resserre à chaque fois que j’essaie, en vain. Sûrement que mon cerveau me hurle de ne pas m'énerver contre cette femme que je déteste. Contre cette femme qui tient entre ses mains, les clés de mon avenir.

Le paysage défile, j’ai l’impression de dire au revoir à ma vie d’avant. Pourtant, je ne serai qu'à deux heures de chez moi, dans le même département. Mais dois-je encore dire “chez moi” ? Me suis-je déjà sentie “chez moi” dans cette maison imbibée de tabac, de cris, de saletés ? Comment peut-on appeler sa maison son “chez soi” lorsqu’on y vit les pires sévices qu’on puisse imaginer ?
De l’insécurité. C’est ce sentiment qui a toujours régné entre ces murs. Est-ce ceci qui anime tant les gens lorsqu’ils sortent du travail après une journée éreintante ?
“Rentrer chez soi”.
Mais ai-je déjà eu un “chez moi” ?

Le bruit des roues caressant les pavés me sort de ma léthargie. La voiture vacille de droite à gauche avant de s’arrêter. La bâtisse m’interpelle, bien que je l'eusse déjà visitée quelques mois auparavant. Au fond de moi, j’avais un brin d’espoir et celui-ci vient de s’embraser sous mes yeux, laissant mon cœur en feu.

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Je t'en remercie d'avance 🥹🫶

Merci pour les épinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant