Chapitre 34

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Je suis rentrée immédiatement en Aveyron après cette journée éreintante, escortée de Clément et de sa mère.
Je n’ai pas dormi de la nuit, pourtant bercée par la voiture qui voyageait à travers la France. Mon cerveau ne voulait pas s’endormir, ne voulait pas me laisser tranquille et me faisait revivre par séquences, tout ce que j’avais vécu intensément ce jour-là.

Sa mère, ne voulant pas me laisser seule après cette terrible épreuve, a souhaité que je reste chez eux pour les quinze prochains jours.
Ma compagnie n'étant pourtant pas des plus précieuse, je dors la moitié du temps pour oublier ma vie et lorsque je suis éveillée, seules mes larmes parlent à ma place.

Il est tard et le soleil s’est déjà couché lorsque je décide d’aller sur la terrasse pour fumer une cigarette. Mon téléphone à la main, je fais défiler le profil Facebook de Célestin, visionnant ses derniers instants de vie, lorsqu’une notification me sort de ma rêverie.
J’ouvre le message nouvellement reçu et lui répond, engageant une conversation dont je ne connais pas l’issue.
Il est en colère contre nos géniteurs, en colère parce qu’ils nous ont bouffé jusqu’à la moelle. Alors, je refoule ma haine envers lui pour la canaliser sur nos bourreaux. Et je me rends compte que ces derniers jours, j’ai pu mettre un pied devant l’autre seulement par rage. J’ai pourtant essayé de croire en eux. J’ai essayé de me rapprocher, leur présentant Clément, les invitant chez moi, leur souriant, bien que j'avais du mal à ravaler mes sentiments en leur compagnie. Mais je l’ai fait. Et ça ne les a pas empêché de me broyer une dernière fois.
Peu importe leur pardon. Peu importe leur souffrance. Je les hais. Et je les hais encore plus lorsqu’il me dévoile ce qu'a été sa vie avant nous trois. Battu par sa belle-mère, délaissé par sa mère, ignoré par son père et abusé par son frère.
— Je m’empêche d'être heureux, Marie, pour me punir de ce que je vous ai fait subir.
Par ces mots, il avoue. Il avoue tout.
— Je te demande pardon. J'implore ton pardon. Et si tu souhaites à nouveau porter plainte, je dirai tout, absolument tout, parce que ce soir, j’ai avoué à toute la famille que j’ai abusé de toi, que tu ne mentais pas. Je leur ai avoué qu'il me violait aussi. Putain, Marie, je m’en veux tellement, mais on a seulement vécu dans la haine, dans la violence, dans les cris… on ne nous a pas appris à vivre autrement.

2010, Paris, 13 ans,

Assise dans ce bureau, un ordinateur me tourne le dos, tandis qu’un homme en uniforme bleu tape frénétiquement sur les touches du clavier qui se trouve face à lui.
— Vous avez raconté à mes collègues que c'était avant et non après. Pourquoi l’histoire n’est-elle plus dans le même sens ?
Je fixe le ciel débordant dans cette pièce macabre. Mes yeux se ferment, essayant de reprendre mes esprits.
Était-ce avant ou après ? Avant ou après…
— Je ne sais plus monsieur, tout se mélange dans ma tête… ça s’est passé il y a plusieurs années maintenant et…
— Donc vous ne vous rappelez pas de ce qui s’est passé ?
Je tremble. Mes mains, moites, frottent sur mon pantalon pour enlever cette sensation d’angoisse qui naît dans ma trachée.
— Vous savez, mademoiselle, que ce sont des accusations très graves que vous citez ici. Votre frère risque d’aller en prison, donc il est nécessaire que vous vous rappeliez parfaitement ce qu'il s’est passé.
Je hoche la tête, retenant la larme qui tente de s’échapper, serrant mes lèvres à m'en faire saigner.
— C'était après, monsieur.
Il me fixe droit dans les yeux, avant de frapper cette donnée sur son fichier avec écrit en gros “menteuse” sur la page de garde.
Il ne me croit pas, je le sais.

Plus tôt, lorsque l’agent de police a appelé mon père en haut parleur, mon géniteur a fait comme s’il n'était au courant de rien, alors que je me souviens parfaitement du jour où je leur ai annoncé. Me plantant devant lui, concentré sur son travail, dans son bureau. Il s’en foutait de ce que j’avais à lui dire. Enfin, lorsqu’il a daigné lever les yeux sur sa fille de neuf ans, me demandant si j’avais autre chose à lui dire, j’ai simplement fondu en larmes, m'enfuyant dans ma chambre.
Et, ce matin encore, il a menti pour sauver son fils, alors que quelques minutes plus tôt, j’expliquais que mes parents étaient au courant.
Évidemment, mon frère n’a pas cherché non plus à dire la vérité lorsqu’il a été interrogé par les forces de l'ordre.
Il a nié.
Simplement nié.
Et ils l’ont crû.

•••

Mes larmes calcinent mon visage, tant j'espérais que ce jour arrive. Je pensais être prête à entendre ces mots, mais ce n'était finalement pas le cas. Comment peut-on être prêt pour ce genre de vérité ?! Elle m’explose pourtant au visage, me soulageant autant qu'elle me détruit encore plus. J’aimais peut-être finalement ne plus savoir, ne plus être sûre de moi, laissant cette étape de ma vie dans un coin de ma tête, mais sept ans plus tard, il m’accable avec les souvenirs qui remontent à la surface en même temps que la douleur que j’ai ressentie durant six ans, bien enfouie à l’intérieur de moi. Cachée dans des extrémités profondes pour ne plus y penser. Mais il décide pourtant, aujourd'hui, de tout avouer et me demande pardon comme s’il aurait été capable d’accepter mes excuses si j'avais agi comme lui.

Pourtant, mon cœur se consume de rage contre l’aîné de notre fratrie et non contre lui. Parce que tel un roi, il s’est crû maître de notre destin, décidant qui avait le droit de passer entre ses mains. Tel un roi, il a abusé de nous, jeunes et fébriles, gentils et naïfs, pour assouvir ses besoins. Tel un roi, une couronne sur la tête et des épines dans le cœur, il a fait de nous ses marionnettes.

2008, Paris, 11 ans,

Il a commencé par des chatouilles innocentes avant de me déshabiller entièrement, m’enlevant ma robe et ma culotte d’une main experte, bloquant mon corps sous le sien. J’ai trouvé la force de m’échapper, courant au seul endroit qui me venait, claquant la porte vitrée de l’extérieur, de toute la force qu’il me restait.
J’ai vu son ombre avancer, souriant, s'immobilisant.
Tel un pantin désarticulé, je suis restée figée, plantée là, sous une pluie torrentielle qui se mêlait à mes larmes.
Son pénis dur et ses yeux rieurs me fixaient à travers la vitre.
Il m’a laissé là, moi et mon corps nu, me glaçant de son regard pénétrant. Il me violait de ses iris, obnubilé par mes formes d’adolescente, que je tentais désespérément de cacher avec mes mains. Se léchant les lèvres à répétition.
Le suppliant de m’abandonner là, pour morte s’il le fallait, tant qu’il ne me touchait pas de ses mains monstrueuses qui portaient les stigmates de nos sœurs.
Puis, il a appuyé sur le loquet, m'enfermant sur le balcon de son appartement et il est parti, me permettant de reprendre mon souffle.

Plus tard, son colocataire m’a trouvé, terrorisée. Il m’a laissé prendre une douche chaude et m’a proposé de m’installer dans sa chambre pour le reste de la semaine, profitant de sa protection fraternelle.

À quoi pensiez-vous, papa, maman, en me déposant chez ce monstre pour y passer les vacances ?!

•••

À qui en vouloir ? À l’abuseur abusé ? Ou à celui qui nous a tous enchaînés dans ses divertissements malsains ?
C’est là tout l’intérêt de cette histoire.
Peut-être suis-je trop gentille, peut-être suis-je trop sensible, mais je n’arrive pas à lui en vouloir. Il m’a brisé, c’est un fait et pourtant, ce n’est pas à lui que j’en veux. C’est à nos géniteurs et à cet homme vicieux, qui a joué de sa grandeur pour nous faire tomber. Aidé par notre père qui cachait les preuves et qui participait parfois à ces jeux déguisés. Un prédateur qui a engendré un prédateur.

Aujourd'hui, je te couronne mon frère, devenant l'empereur de ton royaume et je t'enfonce sur le crâne les épines que tu as laissées tomber sur ta traversée de l’Enfer. Retourne d'où tu viens et emporte avec toi la haine et la rancœur qu’on te porte, car tu ne mérites rien de nous, pas même notre haine.

Aucun de nous ne prend la décision de se battre contre eux. Nous sommes trop abîmés par la vie, par les épreuves. Trop bouffés par la peur et par cette sensation d’angoisse que nous pensions être de l’amour. Incapables de n'être autre chose que des ombres menottées à nos bourreaux.
Ils s’en sortent sans une seule égratignure, emportant avec eux des morceaux de nous.

J’aurais préféré t’enterrer toi, plutôt que lui. Et encore, je n’aurais pas pris la peine de me déplacer.


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Je t'en remercie d'avance 🥹🫶

Merci pour les épinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant