Chapitre 31

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Je me suis toujours posée la question de savoir si l’expression “avoir le cœur brisé” venait d'une légende ou d'une expérience ? Comment est-ce possible de se briser le cœur en mille morceaux ?
J’imagine toujours le mien, fait d’un miroir où je peux voir tous les visages des gens que j’aime, se fissurant au fil du temps, à force de me faire du mal. Je l’imagine tomber en poussière, dévalant mes côtes, lentement, empruntant mes os en guise d’escalier pour venir s’échouer à mes pieds, dans un nuage de fumée. Me laissant la tête pleine, mais le cœur vide.

Alors, est-ce réellement possible ?
Sachez que j’aurais préféré ne jamais le savoir.

•••

Mes oreilles bourdonnent, ma vue se floute. Mon corps entier manque d’air. Mes larmes coulent à flot. Je cherche à me relever, mais seul le sol accueille mon chagrin, mon désespoir. Ma tête enfouie entre mes jambes, je hurle toute ma rage. Six mois. Il n’est revenu chez eux que depuis six putains de mois.
— Marie, s’il te plaît, calme-toi…
— Me calmer ?! Merde Clément, il est mort ! T’entends !? MORT ! hurlé-je à pleins poumons.

•••

Mon cerveau revit ce moment sans arrêt. Je me balance, d’avant en arrière, imaginant mon frère sans vie. Comment est-ce possible…
Ils n’ont pas osé m’appeler pour me l’annoncer et ont donné ce rôle à ma sœur, qui a d’abord expliqué la situation à Clément avant de me l’annoncer officiellement, me noyant dans mon chagrin. Il tourne en rond dans l’appartement, ne sachant pas quoi faire. Il m’habille donc de vêtements chauds puis nous sortons ensemble à l’extérieur durant deux heures, dans le froid de ce début mars, en pleine nuit. Nous marchons, sans savoir où aller, un pas après l'autre, sans avoir à parler.

Comment réaliser ce qu’il vient de se passer ?
Tandis que je ne comprends pas encore la vie, on me demande de comprendre la mort.
On me demande d'être forte, encore et toujours, mais j'ai seulement envie d’exploser, de hurler ma rage, de frapper des murs à m’en briser les os. Pourquoi m'être tant battue si c'était pour m’abattre à l’arrivée ?
J’ai l’impression que c’est lui qui est parti, mais que c’est moi qui suis morte.
Vous auriez mieux fait de m’arracher le cœur à mains nues, je reste persuadée que j’en aurais moins souffert.

•••

Dans la nuit de vendredi à samedi, nous avons pris le train pour Paris, retrouvant mes sœurs, logeant chez ma sœur en attendant de connaître les procédures pour son enterrement.
Alors que nous mangeons dans le silence, je ne peux m'empêcher d’essayer de comprendre comment c’est arrivé.
— Il s’y est pris comment ? demandé-je à ma sœur, tandis qu’elle repose sa fourchette dans son assiette, me fixant d’un air triste.
— Marie… je ne suis pas sûre que tu veuilles savoir.
— Je veux savoir. J’ai besoin de savoir.
Elle regarde Clément, inquiète, avant de replonger ses yeux bleus dans les miens.
— Il s'était installé dans ta chambre depuis son retour. Sur le palier, il y avait une barre de traction au-dessus des marches menant au dernier étage.
Elle reprend son souffle avant de continuer.
— Il a utilisé un câble électrique… Papa l’a retrouvé, assis sur les marches, les yeux ouverts, sans vie.
Mes larmes coulent à flot, tandis qu'elle continue son récit.
— Il s’est suicidé vers dix heures du matin et il ne l'a retrouvé qu'à vingt heures, l’appelant pour manger. Comme il ne répondait pas, il est monté… la suite, tu la connais.
Mes nerfs montent d'un cran.
— Ne leur en veux pas trop, s’il te plaît.
— Tu m’en demandes bien trop, réponds-je sèchement avant de me lever de table et de m’enfermer dans ma chambre.

•••

Il paraît que le deuil se déroule en cinq étapes : le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l’acceptation.

Je suis là, entourée de ma famille, autour d’une table que nous n’avions pas rempli depuis des années. Des enfants face à leurs bourreaux. Des jeunes filles face à leurs violeurs. Tentant de trouver une entente sur la cérémonie qui aura lieu lorsque les autorités nous auront rendu son corps, attendant que l’enquête se termine, prouvant que mon frère a bien mis fin à ses jours.
Je crois que la colère a pris le dessus sur le déni. Mon frère est parti, mon cœur le sait, au vu de tout le sang qui s’est écoulé de lui en l’espace de trois jours. Mais mon cerveau refuse d'intégrer l'information, me plongeant dans une haine profonde contre mes géniteurs. Ils me l’ont pris.
Je réalise à ce même instant qu’ils ne seront pas puni pour cet acte délibéré. Un suicide est un crime déguisé, ne laissant pas le choix à la victime qui n’a trouvé qu'un seul moyen de faire taire ses démons qu’en se ôtant la vie.
Ils ont gagné.
Ils voulaient nous voir tomber, tel un château de cartes, et voilà que la dernière pièce vient de s'écrouler, faisant vaciller l’équilibre pourtant fragile de notre fratrie. Qui sera le prochain ? Moi ? Ça serait dans l’ordre des choses, non ?
Existe-t-il réellement un ordre, lorsque l’on m’oblige à enterrer un jeune homme à peine majeur ?!

Ma mère est là, à se pavaner, son verre à la main, une clope à la bouche, fière comme une oie d’avoir eu des réductions chez la fleuriste. Idiote ! N'est-elle pas au courant que ses fleurs viendront décorer le cercueil de son fils ?!
Ma cage thoracique se serre, m’étouffant un peu plus à chaque seconde. J'aimerais sortir de là. J’aimerais lui arracher la langue pour qu'elle cesse de jacasser. J’aimerais lui exploser son whisky à la tronche, allumant un brasier sur son corps pourris de l’intérieur, aidée de son mégot. J’aimerais lui arracher le cœur, si tant est qu’elle en est pourvue d’un. Mais je m’accroche à la nappe, dévorant des yeux la chaise maintenant vide de Célestin, habitée par son fantôme.
Comment suis-je censé me tenir lorsque leur seule présence me donne la nausée ?
Achevez-moi. Battez-moi encore une fois. Une dernière fois. Et ne vous arrêtez pas tant que mes poumons me permettent de respirer. Je vous en supplie. Terminez votre quête et prenez ma vie.
Elle ne m’est, de toute manière , d’aucune utilité sans lui.

La main de Gaëlle vient se glisser dans la mienne, dans un geste de réconfort, sentant mon corps trembler de tous ses membres, sous la puissance de ma haine, grandissante au fil de la conversation.
— Viens Marie, on y va.
Joignant le geste à la parole, je m’empresse de quitter ces murs qui me compressent et je me dirige vers l’extérieur, reprenant mon souffle et mes esprits.
Ils me l'ont pris.

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Je t'en remercie d'avance 🥹🫶

Merci pour les épinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant