Chapitre 36

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Quelques semaines plus tôt, fixant la route, des larmes roulaient sur ses joues, tandis que je voyais qu’elle tentait de me parler. Puis, cette phrase est sortie de sa bouche. Aussi violente qu’une gifle. Aussi marquante que la main de mon père. Aussi puissante que la rage qui s’étalait sur nous lorsqu’il en avait besoin.
— Je savais qu’un jour ça arriverait, je ne savais simplement pas qui serait le premier, pleurait Gaëlle.
Je me suis effondrée en larmes en réalisant que, chacun de notre côté, nous avons tous souffert. Nous étions nombreux, mais pourtant si seuls. Et aujourd'hui, j’ai perdu ma moitié, ma motivation, mon âme sœur, alors que nous aurions pu tous parler. Nous aurions pu tous nous liguer contre eux. Les faire enfermer en taule, là où est leur place.
Ils ont brisé huit vies à eux deux. Ils ont fait de leurs filles des victimes et de leurs fils, des bourreaux.
Pourtant, Célestin n’avait rien en commun avec eux. Son cœur était pur, simple, mais malheureux. Est-ce que nous aurions pu éviter ce drame ? Évidemment que oui.

Aujourd'hui, il a fallu que mon frère se suicide pour délier les langues. Il s’est excusé de m’avoir violée, en m’expliquant qu’il l’avait également subi de son frère aîné. Mes sœurs ont aussi parlé, avouant que ce même frère et notre père les avaient abusées.
Pourquoi avoir attendu qu’il y ait un mort ?...

À mon sens, avoir parlé aussi tôt et aussi fort, ça a permis à tout le monde de se libérer, pour enlever ce poids que certains portent sur leurs épaules depuis trente ans. Mon frère s'est condamné afin de nous sauver. Telle une offrande faite au ciel, pour couper cette chaîne du mal qui règne depuis trop longtemps dans cette famille.
Il a été l’élément déclencheur et aujourd'hui, je souhaite être leur porte parole.

Pour qu’ils ne soient plus jamais les fabricants de nos larmes.

Alors, j’en reviens à cette ultime question : Y-a-t-il une limite au pardon ?
Il me semble que oui. Il y a des actes qui ne sont pas pardonnables, mais il est important de se pardonner soi-même pour avancer. Il est normal que mon frère me manque, mais je n’oublierai jamais pourquoi il n'est plus là.

Durant treize années, ils ont pris mon corps et ont fait comme s’il ne m’appartenait pas. Le touchant de leurs mains dégueulasses. Le frappant avec une force inégalée. Le blessant avec des mots. Le mutilant à coup de fouet. Le brisant à coup de poing.
J’ai songé à tout anesthésier. À me bourrer de pilules, à me jeter d’un pont, mais même lorsque j’ai essayé, mon corps a résisté. Je ne voulais pas mourir, non. Je voulais simplement éliminer quelque chose de terriblement douloureux à l’intérieur de moi.
Et tout ça à cause d'eux.
Seulement d’eux.
Je ne cessais de fuir mes problèmes, alors qu’ils étaient à la racine même de mon existence.
Mais nous ne pouvons pas guérir de choses, si nous prétendons ne pas être blessés, alors il est parfois temps de fermer les fenêtres du passé, peu importe la beauté de la vue.
“Les obstacles que nous rencontrons sont à la hauteur de la force que nous avons pour les surmonter”, c’est ça ? Je souhaiterais tout de même avoir la possibilité de leur faire ressentir les douleurs que j’ai ressenties.
À chacun d’entre eux.
Un à un.
Comme ils me les ont infligées à moi.

Pourtant, sachez une chose : même si j’accumulais toute la haine du monde, j’en serais terriblement incapable.

À ce jour, je me demande encore à qui en vouloir. À mes parents, pour avoir été malheureux toute leur vie, ne sachant extérioriser leur colère que par des coups ? Ou aux autorités incompétentes qui n’ont pas écouté des enfants en détresse ?
Aux éducateurs qui n’ont pas fait leur travail correctement ? Aux membres de ma famille qui se sont collés des œillères sur les yeux, m’informant que “des claques, on s’en est tous pris, ça n’a jamais tué personne.”
Ou encore aux élèves qui ont harcelé mon frère toute sa vie ?
Ou à la vie, tout simplement, de nous avoir jeté en enfer sans même se demander comment on s’en sortirait ?

Ils ont ruiné tellement de gens qui auraient pu être incroyables, seulement parce qu’ils étaient tristes.
Je n’ai plus la force de les détester. Je n’ai plus la force de faire de ma vie un combat sans fin. Un combat que j'ai déjà perdu et auquel j’ai déjà eu tellement de mal à me relever.

Nous vivions de haine en mourant d’amour pour eux. Était-ce si compliqué de nous aimer ?

C’est ça le véritable problème d’avoir un parent alcoolique. Un parent alcoolique n'existe pas. C’est simplement un alcoolique qui n’a pas su rester sobre le temps d'élever ses enfants.
Ça ne fait pas de lui un parent.
Et la seule personne qui viendra sauver mon enfant intérieur, n’est autre que ma version adulte. Aujourd'hui je peux sourire, parce que j’ai survécu à tout ce qui était censé me détruire. Hier ne changera jamais et j’en ai des bleus au cœur, tellement j'ai cru en eux. Tellement J'ai espéré que nos sourires les changent. Tellement nos “je t’aime” étaient puissants. J'étais désespérément pleine d’espoir.
Mon cœur demandait de l’aide, mais ma tête me répétait incessamment que j’avais vécu pire et qu’on pouvait y arriver. Puis le lendemain, des pluies de coups s'échouaient à nouveau. Ils devaient aimer la beauté de nos pleurs. Le son de notre douleur. Je ne pouvais compter sur le temps qui passait car plus il avançait, moins j’y croyais. Ils avaient l’odeur du temps qui passe, nous emprisonnant dans leur mélancolie dangereuse, ne voyant pas le bout du tunnel.
Ils nous ont tués.
L’un après l’autre.
Sans un seul pardon.
Jamais.

Il se dit que nous sommes en colère seulement contre les gens qu’on aime encore, mais je suis vide d’amour. C’est le seul sentiment que j’ai lorsque je pense à eux. Pourtant, ils ont laissé des traces indélébiles sur mon âme. Je passe mon temps entre rires et larmes, entre l’envie de vivre puis de mourir. C’est un combat intérieur entre deux personnalités qui se font la guerre incessamment.
Joie et tristesse.
Vie et mort.
Tendresse et douleur.
Quand les anges et les démons s'affrontent, me faisant vivre l’enfer des montagnes russes.

J’en ai voulu aux gens de ne pas me comprendre alors que je ne me comprenais pas moi-même. Je m'empêchais de vivre par peur de mourir. Je me suis tellement effacée, que moi-même j’ai eu l’impression de ne plus exister.
Mais j'ai fini par réaliser que pour guérir, il ne fallait pas se vider la tête, mais simplement se la remplir. Se créer des souvenirs. Rire à gorge déployée. Fusionner avec les gens. Voyager autour du monde. Se donner des vertiges à force de rencontrer des paysages. Respirer l’air frais et le laisser filer dans nos poumons. Tomber amoureuse. Se casser la gueule. Prendre des coups et les rendre. Parce que tant qu'on a mal, c’est qu’on vit, non ?
J’étais persuadée qu’il fallait suivre ses rêves les yeux fermés, alors qu’il suffisait de les ouvrir pour les vivre.
Alors, je cultive des choses que j'aime, en lisant un nombre de livres incalculables. En aimant des personnages fictifs, me rappelant parfois mon propre vécu, et me rendant compte qu’il est rare qu’une histoire finisse réellement mal.
Je tente de faire le bien autour de moi, en aidant un maximum de monde, donnant de mon temps, peut-être parce que j’ai ce besoin vital d’aider les autres, n’ayant pas eu le temps d’aider mon frère.

En attendant, il vit en moi. Voyage à mes côtés. Rit à mes blagues pourries. Me caresse le visage lorsque j’en ai besoin. Je n’ai qu’à regarder le ciel, parce qu’une partie de moi vit là-haut. Il portait si bien son prénom, retournant aux étoiles, celles à qui il manquait certainement, car le Zénith était vide de sa lumière, de son sourire.
Tout ce que je retiens est qu’il est en paix.
Enfin.

Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que tout dans la vie n’est pas censé être beau. Il y a les amours forts, dévastateurs et déloyaux. Il y a aussi les amours vrais, les amours purs et généreux. Mais l’un comme l’autre ne sont pas éternels. Parfois, les gens rentrent dans notre vie pour nous apprendre à aimer, puis d’autres fois, ils rentrent dans notre vie pour nous apprendre à détester.
Ça fait mal, mais ce n’est pas grave, parce que dans les deux cas on en tire une leçon et c’est ce qui compte.
C'est ce qui reste.

Alors, si un jour je retombe, j’aimerais me rappeler que j’ai réussi à me relever. Que je n’ai pas échoué. Que j’ai agi. Que ça a été douloureux et que ça le restera toujours, mais si je me suis battue et que j’ai gagné la bataille contre ce mal qui me ronge, alors je peux le refaire, encore et encore.
Je suis inarrêtable, déterminée, courageuse et bornée.
Aucune ombre ne pourra venir ternir le tableau de ma vie. Plus jamais. Je refuse.
Et si un jour je perds le combat entre ma santé mentale et moi, je m'en contenterai, je m’en féliciterai, car certaines personnes n'auront jamais essayé.

Je ne veux plus souffrir.
Je veux essayer.
Juste essayer.

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