Chapitre 16

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Les fêtes de Noël sont passées, ainsi que le jour de l’an. Ils m’ont envoyée à Dax, chez Natacha, pour fêter le réveillon avec elle. Cette femme est simplement une perle rare dans ce monde de brut. J’y passe la semaine avant de rentrer à nouveau au foyer.

Je me renferme immédiatement comme une huître à chaque fois que quelqu'un m’adresse la parole. Il m’arrive de me mettre à pleurer sans en connaître la raison et à ce moment-là, je me dis que je dois être vraiment malheureuse pour être incapable de savoir ce qui me détruit. Les éducateurs tentent pourtant tout pour essayer de me faire cracher le morceau, mais que voulez-vous que je dise ? Je ne suis pas ma mère, qui se plaint à longueur de journée. Moi, je veux juste oublier.
Pourtant, je sais que ce n’est pas en cachant ma peine qu’elle va s’évaporer. Au contraire, mon aura gronde de haine envers tout le monde. Et quand on n'a pas envie d'aide, on ne peut pas se faire aider.
Alors, une fois de plus, je me barre d’entre ces murs qui m'étouffent et m'assassinent pour  retrouver Bastille, la rue et la vie que je choisis.

•••

Pourquoi préférer être dehors lorsque je peux avoir un lit douillet, un toit sur la tête et de quoi manger dans une assiette propre ? Parce qu'au moins, personne ne tente de m'aider. Aucun des gens qui m’entourent n’en ont rien à foutre d’où je viens ni pourquoi je suis ici. Si j’ai besoin d’une clope, ils me la donnent. Si j'ai besoin d’une bouteille, ils me la donnent. Si j’ai faim, ils fouillent les poubelles de Monoprix avec moi, se partageant la recette de la soirée. Mais ils ne me font pas la morale. Jamais.

Étant la plus jeune du groupe que nous formons, ils essaient toujours de me trouver un endroit où dormir, à l’abri des prédateurs et du froid polaire en ce mois de Janvier. La plupart sont comme moi : des gens tristes qui ne savent pas quoi faire de leur vie. Alors, ils traînent dans les endroits où ils savent qu'il y a des gens comme eux. Des âmes errantes.

Ici, on a tous des fêlures. Des cicatrices grandes comme Paris, qui longent nos organes et nous rappellent chaque jour que Dieu a ses préférés.
— Vous auriez une petite pièce à me dépanner ? demandé-je à un homme bien habillé.
— Dégage ! T’as pas honte de faire la manche à ton âge ?! m’humilie cet etranger avant de me cracher au visage.
Il m’est également arrivé de recevoir de la nourriture en pleine face, me prenant certainement pour une poubelle humaine, alors que j'étais simplement assise à même le sol.
— Bon app’, clocharde, m’a souhaité cette belle inconnue. Ah, quel bonheur !
Aurais-je dû la remercier plutôt que de lui lancer un doigt ?

Il y a les bons et les mauvais jours. Dans les bons, je me fais cinquante euros. Dans les mauvais, qui durent souvent plus longtemps, je n’ai que quelques centimes, ce qui ne me laisse pas le choix que de me priver de manger. Je me console en buvant de la vodka, en prenant des bouffées sur mon joint, en écoutant de la musique dans mes oreilles. Oubliant le froid qui s’infiltre dans tous les pores de ma peau. Oubliant que ma vie est un ramassis de merde, empilée à force d’encaisser sans broncher. Oubliant que demain, ce sera la même chose. Encore et encore.

•••

Février 2012, Bastille, 15 ans,

— Courrez ! Les flics arrivent ! crie une de mes potes à l’attention du groupe.
Mon cœur bat la chamade. L’action s'est déroulée bien trop vite, je n'ai pas eu le temps de réagir que déjà, mon corps ne suit plus mes jambes qui s’allongent et s'étirent à toute vitesse pour échapper aux policiers.
Alors que nous étions en train de fouiller dans les poubelles, une bagarre a explosé entre des gitans et nous. Tout le monde s'y est mis, volant un maximum de bouffe pour les jours à venir.
Ici, les forces de l’ordre ont l’habitude d'interagir avec nous qui sommes bien trop nombreux à dormir dehors et à se partager les trottoirs.

Alors, quand les grandes surfaces font le vide des invendus, dans des bennes à ordures immenses, ils ne sont jamais loin pour rappliquer en cas de problème. Et ce soir, il y a eu un problème…
J’ai croisé son regard juste après qu’elle ait retirée l’arme blanche de l’abdomen de cette femme. Puis, elle a couru, se faufilant entre les voitures, la perdant des yeux.
Merde, elle vient vraiment de poignarder quelqu’un pour un sandwich périmé ?
L’alerte a sonné, et me voilà, trempée de sueur, complément apeurée et terrifiée, ne sachant pas où me cacher.
J’ouvre le couvercle d’une grande poubelle et me glisse à l’intérieur. L’odeur me prend au nez instantanément, mais elle me protège immédiatement du froid. Le temps s’écoule. L’adrénaline redescend, alors je m’endors pour quelques courtes heures, entre les déchets de ceux qui n’osent pas défier mon regard lorsqu’ils me croisent dans la rue.
Peut-être seulement deux heures plus tard, j’en sors. Il est à peine cinq heures du matin. Il n’y a pas un chat. Je tente d’appeler mes potes, mais aucun d’eux ne répond au téléphone. Alors, je me dirige dans le métro pour prendre le premier train et vais en direction de Nogent.
Je préviens Tinou, par SMS, que j’arrive pour qu’il me laisse entrer dans la maison une fois mes parents sortis.

Lorsqu'il me voit, son regard change. Il est bien plus que seulement inquiet.
— T’as vu dans quel état t’es ?
— Ouais, sale nuit. Laisse tomber, j’ai juste besoin de prendre une douche et de me changer.
Je me dirige vers le frigidaire pour me remplir la panse avant de gravir les escaliers et de prendre la douche de ma vie. Chaude à souhait, je vide les produits d’hygiène sur mon corps, tentant en vain d’oublier le regard de cette fille que je n’ai fait que croiser ces derniers jours. Je ne connais ni son nom, ni son âge. Seulement son crime.

Serais-je moi-même capable de commettre un meurtre pour un bout de poulet ? La réponse me paraît évidente : non. Pourtant, je me laisse dépérir depuis des mois, devant me battre pour manger, risquant à tout moment de me faire tuer. Et que sais-je encore. Je risque ma vie tous les jours pour la simple raison que je ne veux pas régler mes problèmes internes. Je deviens mon propre démon, comme si ceux qui m’empêchent de dormir la nuit ne me suffisaient pas déjà assez.

Je deviens tout ce que j'ai toujours détesté : eux.
Boire, abuser de ma peine pour faire souffrir les autres, détester les gens alors que je ne déteste que moi.
Je ne veux pas être son reflet.

•••

Deux semaines après cet incident, j’ai retrouvé une partie de mes potes de rue. Pour quoi faire ? Rien. Comme à notre habitude.
Je rumine, j’ai froid, j’ai faim et j'ai envie d’une douche, comme on rêve de vacances à la plage.
Assise à une table d’un fast-food, avec pour seul repas un café chaud, j’envoie un texto à Cassandra pour lui demander qui se trouve au foyer. Sa réponse me convient. J’avale d’une traite ma boisson, prends mes affaires et décolle jusqu'à Jenner.
— Ciao les gars ! balancé-je en guise d’adieu.
J’ai rendez-vous avec le futur.

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Merci pour les épinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant