Chapitre 33

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Les gens s’en vont, mais la façon dont ils partent reste.

17 mars 2017, Nogent-sur-Marne, 20 ans,

Il est huit heures du matin et si j'avais le choix, je sortirais de mon corps et le laisserais vivre tout ça sans moi. Si j’avais le choix, je fermerais les yeux et dormirais jusqu'à ce que ça ne fasse plus mal.
Si j’avais le choix, j'arrêterais le temps pour ne pas m’imposer cette douleur immense. Mais je n’ai pas le choix, alors je m’habille de la robe noire que j'ai choisie avec soin, laissant glisser des collants de la même teinte sur ma peau, attachant des talons à mes pieds fébriles, entourant à mon cou un foulard en soie.
Se préparer à dire au revoir.
Quelle horrible tâche, n’est-ce pas ?

S’est-il lui aussi préparé à s'envoler lorsqu’il a mis fin à ses jours ? S’est-il levé ce matin-là, sachant déjà qu’il commettrait l’irréparable ? A-t-il seulement pensé à moi, à nous ?
Je fixe le miroir de la salle de bains, contemplant mon visage similaire au sien, me maquillant légèrement pour estomper les cernes qui marquent mon regard de noirceur et de peine.
Se donner bonne mine pour vivre la fin d’une histoire qui n’aurait pas dû s'arrêter si tôt.
Se donner bonne mine pour camoufler les larmes qui coulaient encore il y a quelques secondes sur mes joues encore humides.
Se donner bonne mine pour affronter la mort d’un être aimé.
Si le fond de teint pouvait atténuer la peine, ça se saurait. Alors, je m’effondre une fois de plus, laissant couler mon mascara qui n’a pas eu le temps de sécher.

•••

Il semblerait qu'un homme qui se plaint, n'est qu'un bouclier bon à rien.
Est-ce pour ça que tu n’as rien dit ? Est-ce pour ça que tu t’es enfermé dans ton malheur ? Dans ton désespoir ?
J’ai peur, Tinou. J’ai peur d’un avenir sans toi, parce que de tous les mondes que j’ai fréquenté, le tien est celui qui m’a heurté de la plus belle des façons et parce qu’un monde sans toi est un monde qui ne vit plus. Alors, j’ai peur. Parce que je suis prête à tous les sacrifices qui puissent exister, sauf celui de vivre dans un univers où tu n’es plus.
Pourtant, aujourd'hui, on me demande de marcher la tête haute, accompagnant ton corps sans vie dans une église bondée de monde. Mais où étaient tous ces gens lorsque nous en avions besoin ? Putain de merde, où étiez-vous ?!

Mes pas frappent le sol avec vigueur, voyant sa cage de bois au centre de l’édifice. Il y a à peine une heure, j’ai pu lui faire mes adieux, découvrant avec horreur son corps froid et terne. Rasé de près, ses cheveux noirs brillants dans ce nuage de drap blanc. Ses yeux fermés, sans rides, sans contractions, m’ont soulagé en constatant qu’il était enfin en paix. Comme un enfant qui dort paisiblement, rêvant certainement d’une vie que mon frère n’a pas eu la chance d’avoir.

Puis, j’ai croisé le regard de notre père, aussi vide que moi, pourtant sans larmes. Il a fini par baisser les yeux, en réalisant sûrement que ma haine grandissait au fil de notre conversation silencieuse.
J’ai pris sur moi, embrassant mon frère sur le front, me glaçant les lèvres au passage, pourtant brûlantes d’une rage enfouie au fond de mes tripes, qui ne souhaite que sortir tout ce que j'ai sur le cœur. Mais j’ai seulement fermé les yeux, et lui ai promis que tout irait bien, dans un chuchotement doux, mêlé de larmes salées, s’échouant sur ses joues.

Plusieurs hommes sont entrés, brisant au passage la bulle que je me suis créée, dans laquelle reposaient nos esprits qui ne demandaient que nos bras pour être soulagés.
— Messieurs, dames, nous allons procéder à la fermeture.
Nous nous sommes rangés d’un côté et de l'autre du couloir, nous perçant le cœur à chaque coup de marteau, enfermant Célestin à tout jamais. Lui qui détestait le noir, dormant toujours avec la lumière allumée même à son grand âge, se retrouve pour l’éternité dans l’obscurité abyssale d’un lit qui sera le sien, pour toujours.
Le cercueil en l’air, et telle une haie d’honneur, nous laissons notre frère être porté pour sa prochaine destination : l’église.

Alors, me voilà, assise au premier rang d’un film que je ne souhaitais pas voir. D’un théâtre rempli de comédiens qui font semblant d'être tristes pour se donner bonne conscience, à prier alors que je ne crois plus en Dieu depuis bien longtemps et à pleurer la perte d’un enfant. Comprenant que parfois, il faut plus de courage pour vivre que pour se tuer.

Lorsqu’on m’appelle pour me laisser l’honneur de chanter en sa mémoire, mes pas traînent sur le sol en pierre, jusqu'à l’autel. “Hallelujah” de Cohen résonne dans la bâtisse, sortant de ma voix brisée qui tente désespérément de rester claire. Mais mon regard ne cesse de fixer sa nouvelle demeure, me fissurant un peu plus de l’intérieur à chaque seconde.
Toute l'église applaudit avant de se recueillir une dernière fois, touchant le bois lisse du cercueil en guise d'au revoir. Je sors en dernière, retrouvant le soleil qui tente de réchauffer mon corps, et découvre tous les visages des gens qui se sont déplacés : son meilleur ami, Nico, ainsi que son équipe de hockey, les élèves de l’Erea, les compagnons du devoir, notre famille évidemment, et Jojo, le directeur du foyer dans lequel il était placé il y a encore six mois.

Notre prochaine destination n’est autre que le cimetière où mon frère reposera à tout jamais.
J’aimerais, à cet instant, prendre dans ses bras la petite fille que j’ai été, pour la rassurer, lui dire que rien n’est de sa faute. Que c’est le monde qui n'était pas adapté. J'aimerais dire à mon frère que je ne lui en veux pas d’avoir baissé les bras, parce que la vie peut être belle, mais pas pour tout le monde. Parce que toute notre existence, nous n’avons reçu que des bouquets de pleurs, nous laissant toutes les épines s’enfoncer dans notre chair, nous griffant l’âme à chaque pas.
Pourtant, à cet instant, des pétales parsèment son cercueil, et je comprends qu’il est temps de fermer à tout jamais le trou béant qui s’est creusé en moi. Mais je préfère connaître la douleur de le perdre, que la peine de ne jamais l'avoir connu.

Sache, petit frère, que tu seras à jamais le battement le plus fort de mon cœur.
À jamais.


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Je t'en remercie d'avance 🥹🫶

Merci pour les épinesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant