Chapitre 6

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Il me semble que c'est à cet instant que ma vie a dévié dans une direction que j'ai fini par ne plus pouvoir contrôler.
Entre fugues répétitives, substances interdites et fréquentations bancales, j'ai pris une pente délicate, m'aventurant dans un monde qui n'était plus le mien.
Quand est-ce que je m'en suis rendu compte ? Bien trop tard.
Ils ont pourtant essayé de rapidement me remettre sur le droit chemin, mais comment expliquer à une jeune fille qui connaît enfin le goût de la liberté, que rester enfermée entre quatre murs, à longueur de journée, est bien plus adéquate pour son bien-être. Certainement qu'au fond de moi, je l'ai toujours su, mais le problème est que mon être entier est en train de pourrir dans cette maison.
Mon cerveau ne s'arrête jamais de tourner, de penser, de revivre ces années. Il me rappelle les coups, les bruits, la violence. Je n'en dors plus la nuit, par peur que tout recommence.
Vous le saviez, vous, que la peur avait une odeur ?

Inspirer.
Expirer.
Je n'ai besoin que de ça. Qu'on me foute la paix avec leurs problèmes d'adultes. Avec leurs raisonnements d'adultes. Je ne suis qu'une enfant, qui ne fuit pas seulement ses mauvaises notes à l'école, mais sa vie entière. Tout ce qui l'entoure. Tout ce qui l'encadre. Suis-je censée faire autrement ? Sûrement. Pourtant, je sais à ce jour que j'en regrette des choses, mais pas cette période. Aussi sombre soit-elle.
Parce qu'il n'y a que moi qui me comprend entièrement. Et, lorsque déjà, au petit matin, on a l'envie d'oublier qui on est, à seulement treize ans, c'est que la vie ne nous a pas fait de cadeaux.

Dieu donne à ses meilleurs soldats les plus braves missions.
Ferme-la.

Je n'avais que trois ans lorsque mon frère s'est infiltré en moi pour la première fois. De leurs côtés, je ne saurais dire à quel moment ils ont commencé à nous battre. Ils ont eu six enfants pour s'échauffer avant de terminer par mon corps et celui de Célestin. Dix-huit années séparent le plus âgé de mes frères au plus jeune. Ça en fait du temps pour inventer de nouvelles manières de torturer des enfants.
Je n'ai pas demandé à naître.
Je n'ai pas demandé à être jolie.
Je n'ai pas demandé à être gentille.
Je ne suis que moi.
Et la Marie qui subit depuis treize ans n'en peut simplement plus.

Qui serait capable d'intégrer, d'imaginer qu'à mon jeune âge, la dépression est la meilleure amie que je n'ai jamais eue. Elle me colle à la peau. Elle me parle dans la nuit noire, me chuchote des choses. Elle est mon ombre. Son parfum enivrant me pousse à aller plus loin, à fouiller dans la noirceur de mon âme. À gratter les surfaces. À me faire du mal pour voir jusqu'où je suis capable d'aller, de subir, avant de m'écrouler éternellement. Ils ont tenté de me nuire, mais j'ai résisté. J'ai veillé sur mon frère, prenant parfois leurs coups à sa place, les laissant se décharger sur ma personne pour qu'ils le laissent en paix. Mais ce n'était jamais assez.
Je ne leur suffisais jamais assez.

Assise sur un banc, rallumant le bout de mon joint, je tire dessus à pleins poumons, faisant grésiller le tabac dans une danse enflammée. Nettoyer mes pensées en comblant les trous de mon cerveau avec de la fumée verte et opaque. J'ouvre les yeux et souffle, libérant par ma bouche et mes narines toute la haine que j'accumule depuis trop d'années. Le lampadaire fixé au sol, à mes côtés, s'éteint pour laisser le jour se lever. Je balance mon pied droit en avant, faisant s'élever les nombreux pigeons qui m'entourent.
- Tirez-vous, j'ai rien à vous donner ! hurlé-je, faisant retourner mes deux acolytes de vadrouille.
Elles ne réagissent pas plus et retournent à leur conversation, tandis que je me lève péniblement, après avoir passé la nuit sur cette surface dure, qui me fait regretter mon lit douillet du foyer. Mes deux pieds au sol, mon pétard à la main, je regarde l'horizon. Les bâtiments font bloc face à moi. Gros, ternes, froids.
Le Paris des pauvres.
Le Paris des paumés.
Le Paris des "pas de chance".
Les pigeons reviennent grignoter à mes pieds, roucoulant de bonheur d'enfin trouver de quoi se mettre sous la dent. Mon ventre se met à gargouiller, mais est-ce de rage ou de faim ?
- AAAAAAH ! crié-je de toutes mes forces, faisant s'envoler les volatiles de l'autre côté de la rue.
- Putain, Marie, tu vas réveiller tout le quartier là !
- Laisse, elle est en plein Bad Trip, cette mongole.
Je me mets à rire à gorge déployée, durant de longues minutes. Comme je n'avais pas ris depuis des lustres. Mon cœur criant à l'aide de s'évader, de tenter d'accepter que je n'ai jamais été désirée, peu importe ce que ma mère me disait. Elle savait m'encourager pour les choses qu'elle aimait. Elle renvoyait sur moi la personne qu'elle avait toujours souhaité être. Elle m'aimait uniquement parce que j'étais son reflet. Mais elle m'a rayée, balancée à terre, éclatée au sol, marchant sur chaque parcelle de ma personne, pensant pouvoir recoller les morceaux avec des mots doux, une fois l'alcool redescendu. Une fois l'effet évaporé.
Alors, je tente de saisir comment elle en est arrivée là, à pleurer sur sa vie passée, pour finir par nous frapper alors que la seule personne qu'elle a toujours détesté n'était autre qu'elle-même. J'aimerais croire que lorsqu'elle me prenait dans ses bras, qu'elle m'embrassait tendrement le front et qu'elle me disait qu'elle m'aimait, c'était sincère et pure. Mais elle ne l'a jamais fait lorsque nous étions seules. Seulement lorsqu'elle avait un public pour la féliciter d'être une mère formidable. Non, en privée, elle m'entourait de ses bras seulement pour que je cesse de respirer. Mon front tapant le sol avec violence, me rappelant à quel point elle ne méritait pas cette vie de merde.
Merci maman, pour cette leçon d'humanité.

Comment suis-je censée me construire avec un père que je ne vois que pour me donner des coups de Martinet, que pour lui servir son assiette lorsqu'il a faim. Un père à qui je n'ai jamais adressé la parole sauf pour dire "passe-moi le sel". Un père à qui je ne reconnais que les pas, lourds et pesants, lorsqu'il daigne enfin sortir de son espace de travail, tandis que nous nous cachons illico presto, par peur de la réprimande, sans savoir réellement si nous faisons quelque chose de mal. Un père qui a huit enfants, mais qui ne veut aucun bruit dans cette maison.
Transparente.
Transparente.
Transparente.
Je n'ai jamais cessé d'être transparente.

•••

2007, Nogent sur Marne, 10 ans,

- Mais qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu pour mériter ça ? nous demande-t-elle à longueur de temps.
Il est clair que tu ne nous mérites pas, pensé-je, sans pour autant interagir avec la scène qui se déroule sous mes yeux.
- Vous allez finir par me tuer, sales mioches ! hurle-t-elle, tentant en vain d'attraper Célestin qui zigzague autour d'elle, prenant plaisir à la voir tanguer.
Assise autour de la table, je le vois se marrer, prenant ma mère pour une imbécile. Un rictus s'échappe de mes lèvres, mais je fais semblant de ne pas réagir à cette "altercation" ridicule.
Toutefois, le plafond émet un bruit sourd. Du coin de l'œil, je regarde mon frère qui continue de s'amuser. Le glissement des roues sur le parquet m'indique que mon père se lève de son bureau, à l'étage. Les marches en bois grincent sous les 130kg de mon géniteur, avant qu'il atterrisse dans la cuisine, là où son morveux de fils commet son délit.
Je me lève d'un bon, comprenant d'office qu'il va le payer cher.
- Tinou...





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