Duncan

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Je regarde Annabelle s'éloigner en vélo. Je reste quelques instants sur le perron jusqu'à ce que le soleil disparaisse à l'horizon. Je rentre au manoir et monte dans la bibliothèque. Je souris comme un idiot en repensant à l'après-midi. Tout en prenant le plateau, je revis les moments passés avec elle. La découverte du manuscrit l'a vraiment rendu joyeuse. Et ça m'a rendu heureux. Je descends dans la cuisine et débarrasse les tasses et la théière. Je les lave en rêvassant. Je me suis réconcilié avec Annabelle mais quelque chose ne va pas. Je ressens comme un malaise. Je m'attendais à plus de résistance face à mes excuses mais elle s'est empressée de les accepter. Je sais que je devrais m'en réjouir mais c'était trop facile. Pourquoi ça me contrarie autant ? Quelque chose ne tourne pas rond chez moi.

Mon portable se met à sonner. Je ne connais pas le numéro mais décroche tout de même.
— Allo ?
— Mr Duncan Hayes ?
— Oui c'est bien moi.
— Bonjour Mr Hayes, ici l'hôpital Ste Margaret. Je vous appelle pour vous signaler que Mme Cameron est arrivée en urgence à l'hôpital après un accident de vélo. Votre numéro était renseigné dans ses contacts d'urgence.
Je m'effondre sur la chaise de la cuisine. Je suis choqué.
— Mr Hayes ? Vous êtes là ?
— Oui, oui... j'arrive tout de suite.
Je raccroche. Je suis perdu. Mon cœur va sortir de ma poitrine. Je n'arrive plus à respirer.  Annabelle a eu un accident. Elle est à l'hôpital. Je me précipite pour prendre mon manteau et mes clés de voiture. Je démarre en trombe. Dans la panique je n'ai même pas demandé son état ! Ah si seulement j'avais insisté pour la ramener.
J'accélère. Elle va aller bien. Elle n'a rien. Ce n'est pas grave. Les larmes coulent le long de mes joues. Je les chasse du revers de la main.

J'arrive sur le parking du petit hôpital. Je me gare le plus près possible des urgences et me rue vers la porte coulissante. Une fois dans le hall, que je trouve plutôt vide pour un hall d'urgences, je me dirige vers l'accueil où une jeune femme pianote sur son ordinateur.
— Bonjour Madame.
— Bonjour Monsieur,  me répond-elle de sa voix douce qui contraste avec ses traits plutôt sévères. Que puis-je faire pour vous ?
— Je viens voir Mme Cameron Annabelle. Elle a eu un accident de vélo. On m'a appelé... euh je ne sais pas si elle va bien.
Elle pianote à nouveau  sur son ordinateur quelques secondes mais ça me parait une éternité. J'ai la tête qui tourne et le souffle court.
— Annabelle Cameron . Elle a été admise il y a vingt minutes. Accident de vélo. Arrivée inconsciente. Elle a été prise en charge immédiatement. Elle est actuellement au bloc opératoire . On en saura plus quand le chirurgien aura fini de l'opérer. Je vais vous demander de patienter dans le petit salon sur votre droite. Quand l'opération sera terminée, le chirurgien viendra vous voir.
Sa voix est calme et compatissante.
— Merci Madame.
— Courage, me dit-elle avec force.

Je me dirige vers le petit salon qu'elle m'a indiqué. Annabelle est au bloc opératoire. Je me prends la tête dans les mains. Si elle meurt, je ne m'en remettrai pas. J'en mourrai aussi. Non. Ce n'est pas une option. Elle va vivre. L'attente dure une éternité. Mon genou droit tressaute sans cesse. Je me lève pour me calmer. J'ai déjà bu quatre cafés. Si c'est long, c'est que c'est bon signe, elle est en vie. Je décide d'aller demander des informations. Je sais que j'en aurai pas mais j'ai besoin de parler à quelqu'un.

J'aperçois une infirmière plus proche de la retraite que du début de sa carrière. Elle a le regard pétillant. Elle me voit approcher. Je dois avoir une mine affreuse vue le regard empathique qu'elle me renvoie.
— Bonjour jeune homme. Je peux faire quelque chose pour vous ?
— Bonjour Madame, j'aimerais juste savoir si c'est plutôt positif qu'une opération dure longtemps...
Elle m'invite à m'asseoir sur une des chaises qui bordent le mur du couloir.
Elle s'assit près de moi.
— L'attente est ce qui a de pire. J'en ai bien conscience. C'est à ce moment-là qu'on envisage les pires scénarios. Il faut être fort et faire confiance à la vie.
Je soupire bruyamment et regarde l'infirmière assise à côté de moi qui me dévisage.
— Vous avez le même regard que votre père.

Je suis choqué par la remarque inattendue de l'infirmière.
— Vous connaissiez mon père ?
— Oui, c'était mon ami. Il me parlait souvent de vous. Je devais d'ailleurs venir vous voir quand j'ai su que vous étiez au manoir. Je ne me sentais pas encore prête à venir vous parler mais puisque vous êtes là maintenant, je vais vous parler de lui si vous le souhaitez.

Je reste bouche bée face à l'amie de mon père. Je hoche la tête. Elle pose alors une main bienveillante sur la mienne et poursuit.

— Kenneth était quelqu'un de bien. Il a fait des erreurs qu'il a regretté toute sa vie. Il parlait souvent de vous et m'a montré une photo de vous bébé. C'était la seule qu'il possédait. Il la gardait comme un trésor. On s'est rencontré ici à l'hôpital. Il a beaucoup fait pour le service pédiatrique. Les enfants l'adoraient ! Je pense que c'était sa manière de se racheter de ne pas avoir été un père pour vous.

Les larmes coulent sur mes joues. Les paroles de l'infirmière me transpercent le cœur. L'entendre parler de mon père le rend réel. J'ai toujours spéculé sur qui il était. Je m'efforçais de me dire qu'il était mauvais. Quel homme peut abandonner sa famille ? Son propre enfant ? Je regarde l'infirmière qui parle de mon père avec beaucoup d'admiration.
—  Il m'a avoué que quand vous êtes né,  il s'est senti dépassé et s'est rendu compte qu'il n'était pas équipé pour être père. Quand il s'est rendu compte de son erreur, le temps avait passé. Pour lui, il était trop tard. Je lui disais qu'il n'était jamais trop tard. Votre père était têtu. Il voulait se convaincre qu'il était trop tard, que vous étiez mieux sans lui et qu'à présent, vous deviez être un homme accompli avec votre propre famille.

L'infirmière secoue la tête et poursuit.
— J'étais à son chevet le jour de sa mort.
Nos regards s'accrochent. Je me sens envahie par la tristesse. Je pense à mon père sur son lit de mort. Je suis rassuré de me dire qu'il n'était pas seul.
— Il n'avait plus toute sa tête à ce moment-là mais ses dernières paroles étaient pourtant pour vous. "Pardonne-moi Duncan. Pardonne-moi mon fils."

Je pleure pour mon père, pour Annabelle. Je pleure de colère,  je pleure de fatigue. Je pleure tout ce que je n'ai pas pleuré durant toutes ces années.
Je me ressaisis et me lève de la chaise. L'infirmière en fait de même. On se regarde quelques instants. Puis elle me prend dans ses bras. Je la remercie et elle s'éloigne, retournant à ses patients. Je me dirige vers la sortie. Il fait nuit. J'ai perdu toute notion du temps.  J'inspire longuement quelques bouffées d'air frais. Ce que je viens d'apprendre sur mon père m'a déstabilisé. Je ne lui pardonne pas pour autant de nous avoir abandonné mais je ne le déteste plus. J'ai un poids qui s'est enlevé de la poitrine.

J'entre à nouveau dans l'hôpital et aperçoit un homme en blouse s'approcher de la salle d'attente. J'accélère le pas. Une bonne nouvelle s'il vous plaît. Une bonne nouvelle.
— Monsieur Hayes ?
— Oui,oui, c'est moi.
— Mme Cameron est sortie du bloc opératoire. Nous avons arrêté l'hémorragie. Elle n'a pas de commotion cérébrale. Elle est tirée d'affaires. Il lui faut juste du repos. Elle dort à présent. Je vous conseille de vous reposer vous aussi. Vous pourrez la voir dès demain matin.
— Merci Docteur ! Je lui sers la main avec vivacité.
Annabelle est vivante !

Je monte dans ma voiture et je rentre à l'hôtel. Exténué,  je m'effondre sur mon lit. Je peine pourtant à m'endormir. Je repense à Annabelle, son accident, à mon père, aux révélations de l'infirmière. Si seulement mon père avait eu le courage d'admettre son erreur et de laisser son égo de côté, tout aurait pu être différent. Je ne veux pas lui ressembler et être un lâche. J'ai failli perdre la femme que j'aime aujourd'hui. Il est temps à présent de baisser les armes.

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