Souvenirs d'un autre temps
Je ne pensais pas revoir l'immortel.
À vrai dire, je pensais qu'il m'oublierait aussi vite qu'il m'a sauvée du monstre, ce jour-là, qu'il retournerait à sa vie d'immortel, que je resterais seule avec ma mère qui me ferait la gueule et mon frère qui me suivrait partout où j'allais.
Il semblerait que je me sois trompée.
Lorsque je me suis levée ce matin, après avoir fait la grasse matinée, une domestique m'a annoncée qu'un invité m'attendait dans la salle de thé. Ça m'a surprise. Il n'y a plus personne qui visite les autres par courtoisie depuis le confinement, depuis que le monde a tourné au chaos.
Un invité, ça ne pouvait signifier qu'une chose : un être qui ne craint pas les monstres, ni les dangers de l'extérieur. Un immortel. Ramay.
Il m'attendait effectivement dans la salle de thé, cette pièce autrefois accueillante, illuminée par les rayons de soleil filtrant par l'énorme baie vitrée. Petite, ma mère me racontait que c'est ici même que les femmes et les hommes non mariés se rencontraient, dans un temps sans danger, afin de se faire la cour, de découvrir de nouveaux partis. De vivre. Les rires emplissaient la pièce, des couples se formaient.
Cette époque est révolue. Depuis des années, les fenêtres ont été recouvertes par des matériaux solides, nous protégeant de ces bêtes sauvages nous terrorisant depuis trop longtemps, qui ne peuvent entrer sans être invités. Personne ne s'est demandé pourquoi. On se contente de se cacher à l'intérieur, priant pour que nos forteresses de pierre soient suffisantes.
Ma mère en a toujours fait une pièce de détente, essayant de garder l'endroit calme, propre, accueillant. C'est pourquoi elle a rempli la salle de chandelles. Il y en a tellement qu'un feu pourrait se déclencher à chaque instant. Les chaises rembourrées et la grande table circulaire brûleraient, détruisant des souvenirs d'une autre vie, où la menace des monstres n'était pas assez grande pour gâcher notre existence.
C'est d'ailleurs sur l'une de ces chaises blanches que se trouvait Ramay lorsque j'ai ouvert les portes battantes. Cette pièce qui semble toujours vide me paraissait à cet instant si remplie... de lui. Cet homme – cet immortel – possède une telle aura qu'il remplit l'endroit de sa présence.
Ce n'est qu'une fois assise que je me suis mis à penser. Pourquoi est-il ici ? J'essaie toujours de comprendre alors qu'il sirote son thé comme si c'était un délice du siècle dernier. Nous savons tous les deux que ce n'est pas le cas: le thé de ma mère est infect. C'est pourquoi on laisse habituellement la cuisine aux domestiques plutôt qu'à elle ; elle ne sait pas du tout s'y prendre.
L'immortel m'a laissé réfléchir pendant de longues minutes, n'a pas pris la parole. Il attend que je parle, que je lui demande pourquoi il se trouve dans ma maison, pourquoi il agit de façon aussi détendue alors que nous vivons dans la peur constante, alors qu'il n'y aucune raison d'être aussi calme.
Je n'ai pas besoin de lui poser la question, en fait. Je sais qu'il est un être supérieur aux humains. Qu'il n'a pas peur de la mort. Et qu'il vient me narguer dans ma propre demeure maintenant qu'il a trouvé une proie. Moi.
Soudain, sa voix s'élève dans l'atmosphère tendue.
— Tu ne veux vraiment pas me parler ?
Il a commencé, je peux donc renchérir, ne touchant toujours pas à la tasse qui a été apportée pour moi. Je passe déjà une mauvaise matinée, pas besoin de l'envenimer avec le breuvage infect de ma mère.
— Je ne vous connais pas, je n'ai rien à vous dire.
J'évite de croiser son regard. J'ignore ce dont j'ai peur, mais j'ignore aussi ce qu'il veut. Réveillée depuis à peine une heure, je ne suis pas assez consciente pour réfléchir de façon intelligente.
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Les Spectres Oubliés
FantasyEldéa se réveille, sans souvenirs, dans un château vide... Enfin, presque vide. Le maitre des lieux, Aydan, un homme aussi mystérieux que détestable, y vit, seul. Il lui interdit de sortir du manoir, la condamnant à une existence morne. Mais c'est s...