Souvenir d'un autre temps
Lorsque j'étais plus jeune, mon père me disait que j'étais son rayon de soleil.
Je n'ai jamais connu le soleil.
Il a disparu du ciel il y a des années, lorsque les monstres ont envahi Terabita et que les nuages ont et la noirceur sont apparus pour ne plus jamais partir. Il parait qu'auparavant une grosse boule de lumière illuminait les paysages, les arbres, les maisons, les routes. Qu'à l'extérieur, les températures étaient agréables, que les couleurs étaient plus vives et, surtout, qu'on pouvait sortir sans affronter de danger.
Ça fait longtemps que ce n'est plus le cas. Ici, c'est la mort constante.
Ma mère ne voulait plus d'enfant, après mon frère, qui est venu au monde alors que le jour existait encore. Elle ne désirait pas donner naissance à une fille dans cet environnement sombre, de mort, de désespoir et d'obscurité. Pourtant, elle est tombée enceinte. Et elle n'a pu se résoudre à se faire avorter.
Je ne sais pas si le monde d'autrefois était meilleur, j'ignore si ma mère a fait le bon choix en me gardant dans cet univers qui a sombré dans la pénombre. Parce que c'est ce que j'ai toujours connu : l'obscurité, la noirceur, les murmures derrière les portes, les mensonges proférés par nos parents pour nous empêcher de découvrir l'horrible vérité. Et depuis quelques années, l'absence de mon père. Il y a cinq ans déjà, le roi a déclaré nécessaire une conscription parmi le peuple, puisque les monstres décimaient nos soldats et que, sans troupes supplémentaires, nous risquions l'annihilation. Mon père, dans la force de l'âge et possédant une formation militaire, acquise dans une jeunesse d'aventures, n'a pas eu le choix de s'enrôler. Ma mère, elle, n'a pas eu le choix de sécher ses larmes silencieuses.
Il est toujours revenu.
Aujourd'hui, il se trouve une fois de plus à l'extérieur des murs rassurants de notre foyer, et plus effrayant encore, les monstres ont atteint notre coin reculé au fond du royaume, là où mes parents ont aménagé avant ma naissance, dans le vain espoir de leur échapper. Oh, qu'ils étaient naïfs.
On n'échappe pas aux créatures de l'enfer.
Les années précédentes, elles rôdaient surtout lorsque la nuit apparaissait, lorsque mince le plus mince rai de lumière n'éclairait pas les environs, et elles n'étaient pas nombreux. Si on avait la malchance de tomber face à face avec l'une d'entre elles, on avait une chance de s'en sortir. Désormais, elles sont partout. Il faut barricader ses portes, engager des soldats ou des hommes avec une formation d'armes pour nous protéger et, surtout, prier.
J'en ai vu, des victimes de ces monstres. J'ai vu leurs corps mutilés, leurs yeux écrasés, leur sang barbouillant la terre. J'ai assisté à la désolation qu'ils ont créée, j'ai entendu parler des conflits entre des royaumes qui devraient s'allier pour mieux combattre la menace. J'ai tout vu.
Depuis près de deux ans, depuis le jour où le prince a été assassiné, mon frère et moi prédisons la fin de ce monde qui nous a accueillis avec sadisme. Il ne semble y avoir aucune issue. Pendant un temps, on nous a dit que les Arybas, ceux d'entre nous nés avec pouvoirs extraordinaires et une quasi-immortalité, allaient nous sauver, qu'ils étaient la solution au problème. Mais ces derniers se sont réfugiés dans leurs châteaux et n'en sont jamais ressortis.
La fin du monde est arrivée. Sans eux, nous n'avons aucune chance.
Notre quotidien est devenu morne et déprimant. Il n'y a pas d'espace pour d'autres pensées que celles liées aux monstres. Nous ne pouvons plus sortir sans risquer de perdre la vie. Vu notre style de vie, ce sont des serviteurs qui risquent la leur pour nous apporter nos provisions et tout ce dont nous avons besoin, au manoir. Mon frère a déjà protesté devant ce traitement inhumain, mais ma mère n'a rien voulu entendre. Elle se moque complètement qu'ils puissent mourir.
Et c'est avec cette pensée en tête que je regarde le serviteur que les gardes viennent juste de ramener de l'extérieur. Enfin, son corps. Il se trouvait à cinquante mètres de l'entrée. Cinquante mètres et il aurait été en sécurité. Cinquante mètres et il aurait pu revoir sa femme et ses enfants, ce soir.
Mais il avait probablement besoin d'argent, difficile à acquérir en ces temps difficiles, ce que mes parents pouvaient lui offrir, et il a tout fait afin de pourvoir aux besoins de sa famille. Et voilà où ça l'a mené : couvert de boue, son cadavre a moitié bouffé par les corbeaux, les organes surgissant de son énorme plaie au milieu du ventre, plus aucune lueur de vie dans ses grands yeux.
Ma mère ne regarde pas. Elle en est toujours incapable. Moi, je me force à l'observer, à le scruter sous toutes les coutures. Je me l'oblige à chaque fois. Je veux voir ce que ces gens subissent simplement parce qu'ils ne sont pas nés privilégiés, comme nous.
— Allez, Eldéa.
Mon frère tente de me détourner de ce spectacle, qu'il trouve morbide. Je sais qu'il se sent coupable lui aussi, qu'il revoit leurs visages la nuit venue. J'entends ses cris. J'entends aussi ses tentatives argumentées pour faire changer d'avis ma mère. Il perd son temps : elle ne reculera pas sur sa décision. Parce qu'elle sait que si elle n'a plus d'employé, ce sont ses enfants qui devront sortir et risquer leur vie chaque semaine. Et elle ne le veut pas. Sa plus grande peur : nous perdre aux mains des monstres, comme elle a perdu sa plus jeune sœur.
Mon corps ne bouge pas, mes yeux restent fixés sur la dépouille de cet homme à qui je n'ai jamais réellement prêté attention lorsqu'il respirait encore. J'aimerais revenir en arrière, pour l'empêcher de partir. Mais t'aurait-il vraiment écoutée, Eldéa ?
Je ferme les yeux, submergée par une souffrance que je n'ai pas ressentie depuis longtemps. Depuis trop longtemps, je refoule mes émotions, cette tristesse et ce désespoir qui m'habitent, m'interdisant d'y penser.
Je n'ai plus envie de continuer à les repousser.
Je n'ai plus envie de les laisser risquer encore leur vie pour nous.
— Eldéa, n'y pense pas même pas !
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Les Spectres Oubliés
FantasyEldéa se réveille, sans souvenirs, dans un château vide... Enfin, presque vide. Le maitre des lieux, Aydan, un homme aussi mystérieux que détestable, y vit, seul. Il lui interdit de sortir du manoir, la condamnant à une existence morne. Mais c'est s...