J'ai détruit la bibliothèque d'Emilyah, son refuge, la seule place où elle se sentait en sécurité.

C'est la première pensée qui me vient lorsque je me réveille le lendemain, avec un mal de tête lancinant. Il n'y a pas de mots pour dire à quel point je suis désolée, à quel point je regrette d'avoir laissé mes émotions prendre le contrôle de ma personne. J'aurais dû rester calme, affronter Aydan sans exploser, mais avec lui, je n'y arrive tout simplement pas. Lorsque je suis en contact avec lui, je ne vis que des émotions fortes, qu'elles soient positives ou négatives.

Désormais, j'ai si peur d'affronter mon amie, celle qui m'a permis de m'adapter à ce nouveau monde. Qu'aurais-je à lui dire ? Cet endroit était peut-être l'un des seuls intacts au monde, avec des livres vieux de plusieurs siècles, et je l'ai détruit, comme la pauvre idiote que je suis. Alors, honteuse, je reste cachée des jours dans mes appartements, mange ce que le valet m'apporte, me rends aux toilettes lorsque je suis sûre que personne ne se trouve dans les parages. C'est tout ce que je mérite après m'être laissée emporter.

Ça me permet de réfléchir à la situation pour le moins étrange. J'ignore exactement quels pouvoirs la nature m'a donnés, mais je les sens. Je sens une étrange force au milieu de ma poitrine, une puissance qui ne demande qu'à être évacuée ; et c'est ce que j'ai fait, à mon grand désarroi.

Je ne suis pas complètement idiote : je sais que j'ai besoin de lui pour les apprivoiser. Il n'y a pas de retour en arrière possible, désormais. Peu importe la raison pourquoi ces... dons se sont développés chez moi, il me faut les contrôler. Je ne peux plus laisser mes émotions les guider.

Si les souvenirs me reviennent lentement, je ne me rappelle rien concernant ce sujet. Il a dû se passer quelque chose, un événement important, pour que ma véritable nature change du tout au tout, pourtant rien ne me vient à l'esprit. Je ne fais qu'y réfléchir en tout temps... en vain.

Et alors que je l'avais enfin mis de côté, Aydan réapparait dans ma vie, comme il sait si bien le faire. Deux petits coups à la porte de mes appartements me signalent sa présence. Muette comme une tombe, j'approche du battant et y colle mon oreille, mais ne réponds pas à sa question silencieuse. Je n'ai rien à lui dire.

— Eldéa.

Sa voix grave me donne des frissons. Avec elle, il pourrait me convaincre de déplacer des montagnes. Pourtant, cette fois, il n'a pas besoin de me persuader ; je sais que j'ai sur-réagi. C'était trop : la douleur, mes nouvelles aptitudes, mon nouveau statut d'Immortelle, plusieurs souvenirs retrouvés, le baiser... Je n'aurais pas dû douter des intentions d'Aydan, pas après tout ce qu'il a fait avec moi, pas après ce dont je me rappelle.

Si seulement je pouvais effacer le passé...

— Je sais que tu m'entends. Si tu ne veux pas m'ouvrir, ce n'est pas grave, mais écoute-moi, je t'en prie.

Je ne m'étais pas rendu compte à quel point il m'a manqué ces derniers jours. Bien que rester enfermée dans ses appartements est une activité solitaire, c'est sa présence dont j'ai besoin. Même si nous passons la moitié du temps à nous prendre la tête, il y a quelque chose qui m'attire constamment à lui. Et ce n'est pas parce qu'il m'a donné une partie de lui.

— Je suis désolé. Si tu voulais que j'arrête de t'embrasser, si tu me l'avais dit, j'aurais arrêté sur-le-champ. En revanche, ne m'accuse pas d'avoir forcé tes désirs : seule toi les contrôles.

Un silence. Mon cœur qui bat à un rythme trop effréné pour que ce soit sécuritaire.

— Je ne peux pas te contrôler, ou t'utiliser, Eldéa, ce n'est pas ainsi que ça fonctionne. Je ne voulais pas te voir mourir alors je t'ai donné une partie de moi, une partie qui fait de moi un Immortel, pour que tu le sois toi aussi. Rien de plus.

S'il ne l'avait pas fait, je serais morte. Je ferme les yeux alors que la révélation me frappe de plein fouet. En fin de compte, Aydan n'a fait que me garder en vie, encore une fois, au péril de la sienne. Et moi, je l'ai remercié en détruisant une partie de sa demeure.

— Je ne sais pas quels souvenirs te sont revenus, reprend-il, mais sache que mon frère n'était pas un homme bien. Ton père t'a donnée à lui comme si tu n'étais qu'un sac de grains, et Ramay... eh bien, il a profité de toi.

Lentement, je me laisse glisser contre la porte de bois, avant d'y poser la tête. À travers le brouillard de ma mémoire, j'ai assisté à de telles scènes, mais l'entendre dire par Aydan, cet homme qui a tous ses souvenirs, ne fait que rendre la chose plus réelle. Plus douloureuse. Mon cœur pince à l'idée que mon paternel, celui qui devait me protéger des monstres, n'a pas tenu sa promesse.

— Je le savais, Eldéa, et je n'ai rien fait.

C'est faux. Il était là chaque fois que j'en avais besoin, il était l'épaule sur laquelle je pouvais pleurer. Il m'a écoutée, des heures et des heures durant, parler, alors que Ramay ne se trouvait pas dans les environs. Ce souvenir me revient tout à coup, ce qui n'allège pas mon ventre qui se serre.

— J'aurais dû te sortir de là. J'aurais dû... J'aurais dû faire tant de choses et, pourtant, je n'osais pas confronter Ramay parce que j'avais peur. J'ai trop attendu... lorsque j'ai enfin décidé d'agir, il était trop tard.

Il était trop tard. Mais que s'est-il passé ? Je brûle d'envie de lui poser la question.

La boule d'émotions dans ma gorge grossit jusqu'à exploser, me prenant par surprise. Sans que je ne l'ai anticipé, je me mets à pleurer, submergée par une force plus grande que moi, par l'ampleur de la situation, par les événements surnaturels qui me tombent dessus.

C'est à peine si je remarque que la porte s'ouvre derrière moi et qu'Aydan se glisse dans la chambre. Avec une douceur que je ne lui connais pas, il s'accroupit pour se placer à la même hauteur que moi, puis m'entoure de ses bras et me serre contre lui. Collée contre son corps chaud, je me sens étrangement en sécurité ; c'est pourquoi mes simples larmes se transforment vite en sanglots incontrôlables.

Je pleure pour l'Eldéa du présent.

Mais surtout pour celle du passé.

Les Spectres OubliésWhere stories live. Discover now