Souvenirs d'un autre temps
La maison Arkadès. Cela me dit quelque chose, mais pas autant que ça le devrait si j'en juge l'expression de l'homme, devenu en quelques instants mon sauveur. Il attend visiblement une réaction forte de ma part, mon ignorance semble lui déplaire. Pourtant, il reprend bien vite un sourire.
— Tu n'as vraiment aucune idée de qui je suis.
Je hausse les épaules, abordant un air nonchalant. Toutefois, à l'intérieur de ma cage thoracique mon cœur bat de plus en plus vite. Le moindre faux pas pourrait signifier ma mort. Les immortels possèdent une force impressionnante et des pouvoirs qui peuvent tuer un humain.
— Je devrais ? répliqué-je pourtant.
Son sourire se transforme en une mine narquoise, moqueuse.
— Je suppose qu'avec l'arrivée des monstres les mortels ont fini par oublier leurs dirigeants.
Les mortels ? Son changement de ton, maintenant un peu légèrement hautain, me met la puce à l'oreille, mais je décide de l'ignorer. Entre immortels, ils ne doivent pas bien percevoir les hommes, avoir une opinion négative sur nous. J'imagine que c'est naturel. On a toujours tendance à regarder ceux qui ont des capacités inférieures de haut, de les considérer comme de petites choses sans défense.
Et je ne vais certainement pas en vouloir à celui qui vient de me sauver d'une mort douloureuse. Il me faut garder un masque impassible. Ne pas lui montrer que ses mots m'ont heurtée.
— J'imagine, réponds-je alors, d'une voix que j'espère normale. J'étais toute jeune lorsque les monstres sont arrivés dans la région et que nous avons dû confiner pour ne presque jamais ressortir. Les contacts avec le monde extérieur ont toujours été limités, destinés à assurer notre survie.
Lorsqu'on essaie de survivre, de trouver de la nourriture et tous ces objets indispensables à notre vie, on se moque des immortels. On ne leur accorde que très peu d'importance.
— Ah, cela explique peut-être ceci ta méconnaissance. Il y a près de dix-sept ans que le confinement a été mis en vigueur ici. J'oublie toujours à quel point le temps vous affecte, vous, les humains.
Je n'aime toujours pas son ton, désormais plein de mépris. S'il y a quelques minutes, il essayait de passer pour notre égal, ses formulations et son intonation me donnent une information capitale : il se pense supérieur à nous. Il se croit supérieur à nous.
— Alors, laisse-moi te faire la leçon, jeune humaine, continue-t-il en s'approchant de moi, un sourire presque narquois aux lèvres. Les territoires de Terabita sont gouvernés par des gouverneurs, des comtes, des seigneurs, peu importe comment votre espèce les appelle. Mon père a été, pendant des siècles l'immortel régnant sur ces terres. À sa mort, le titre m'est échu, puisque je suis l'ainé de ses enfants.
Il n'y a donc pas un seul immortel dans la région, mais plusieurs. Et ils n'ont rien fait pour empêcher l'invasion des monstres. J'ai vu avec quel facilité il a ouvert ce monstre... pourquoi n'est-il pas en train de les combattre en ce moment même, aux côtés de nos troupes ? Pourquoi laisse-t-il des humains mourir pour protéger leur royaume alors qu'il a des habiletés physiques impressionnantes et, sûrement, le don d'utiliser la magie, comme ses confrères ?
Toutes ces questions se bousculent en moi, m'oppressent, mais je n'ose pas les poser. Je ne suis pas idiote au point de manquer de respect à un immortel. Il suffit d'un claquement de doigts et il me tuera. Je ne suis qu'un grain de sable face à sa puissance démesurée.
— Tu as face à toi Ramay, de la maison Arkadès, se nomme-t-il, presque fier de lui.
Il l'étonne d'un ton si solennel que je me demande un instant si je dois m'agenouiller devant lui. Autrefois, lorsqu'il y avait encore des rois dans ce royaume, il fallait le faire en guise de respect. On pouvait être sévèrement réprimandé si on ne le faisait pas. Que me ferait un être d'une telle force si je lui manquais de respect ?
Ne voulant pas presque de risque inutile, je me baisse lentement, m'apprêtant à esquisser une courbette. Ramay m'en empêche d'un petit rire moqueur.
— Oh, mais pas de formalité entre nous, ma belle.
Je me sens soudainement moins à l'aise qu'au début de la conversation, lorsque tout était plus simple, lorsqu'il me semblait sympathique. Même s'il vient de me sauver la vie, que, sans lui, je reposerai au sol sans vie, je ne suis pas stupide au point d'ignorer certains indicateurs. Sans oublier la petite voix qui me dit qu'il y a quelque chose qui cloche chez lui...
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demandé-je, de plus en plus mal à l'aise.
— Je ne te demanderai pas pourquoi tu étais à l'extérieur, rassure-toi.
Un petit sourire étire ses lèvres. Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale.
Ça ne me rassure pas du tout.
Ramay, lui, ne semble pas se rendre compte de ma décontenance.
— J'imagine que ta demeure se trouve dans les environs ? Je vais te raccompagner avec plaisir.
J'accepte sa proposition, n'ayant pas le courage de refuser. Tout le long de la marche du retour, le silence règne entre nous. Ramay ne parait toujours pas avoir remarqué mon malaise, ou alors il l'associe à son statut qui m'impressionne. Il n'en est rien. Un mauvais pressentiment m'étreint, m'oppresse. En ce moment, tout ce dont j'ai envie, c'est de retrouver la sécurité de mon chez moi, mon frère et ma mère, et ne plus jamais me retrouver en compagnie de cet immortel qui me fout les jetons. Un malheur va arriver.
Toujours sur mes gardes, je regarde à gauche et à droite, puis encore à gauche, sans cesser de vérifier les alentours. Malgré les armes encore présentes sur moi et l'immortel à mes côtés, je me sens toujours aussi vulnérable. Et surtout, entre-temps, je me suis rendu compte à quel point ma petite mission en solo était idiote. Les domestiques que nous employons, à la maison, pour aller récupérer nos provisions ont une certaine expérience dans les expéditions à l'extérieur alors que moi je ne suis qu'une gamine protégée par sa mère et son statut de riche.
Et mon inexpérience s'est fait ressentir. J'aurais pu mourir.
La détermination de ce matin a disparu pour faire place à un sentiment plus fort, plus sombre : la peur.
Le cœur au bord des lèvres, le ventre serré, j'avance un pied après l'autre, le regard posé partout sauf sur l'immortel à mes côtés. Après plusieurs longues minutes, lorsque j'entre finalement dans le manoir où je suis née, je m'attends à ce que mon frère soit présent, prêt à me sermonner sur ma stupidité, mais je ne m'attendais certainement pas à ce que ma mère se trouve aussi là. Lorsqu'elle m'aperçoit, elle se précipite vers moi et me prend dans ses bras. Elle me serre si fort que je crains quelques instants qu'elle ne me brise les côtes. Puis lorsqu'elle se détache de moi, elle s'empresse de me réprimander :
— Eldéa ! Mais quelle folle idée d'aller à l'extérieur ! Tu aurais pu mourir, tu te rends compte ?
C'est cet instant que Ramay choisit pour s'imposer dans la conversation, avec un petit sourire charmeur.
— En effet, madame, votre fille aurait pu mourir. Je l'ai d'ailleurs sauvée d'un monstre qui s'apprêtait à faire d'elle son prochain repas.
Lorsque les yeux de ma mère se posent sur l'immortel derrière moi, ils s'arrondissent aussitôt. Je ne l'ai peut-être pas reconnu au premier abord, mais visiblement, ma mère, elle, sait très bien de qui il s'agit.
— Monseigneur Arkadès ! Vous, dans mon humble demeure ! Veuillez excuser mon impolitesse.
Humble demeure...
Toujours
— Je vous en prie, madame, pas besoin de telles formalités. J'ai simplement reconduit votre fille à bon port pour m'assurer qu'aucune créature malveillante ne la suive et ne la tue. Je ne m'attarderais pas davantage.
Il se tourne déjà vers la porte, écoutant à peine les babillages incessants de ma mère, qui le presse de rester une heure pour prendre le thé. Avant de quitter les lieux, il me glisse à l'oreille :
— On se reverra très bientôt, ma belle Eldéa.
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Les Spectres Oubliés
FantasyEldéa se réveille, sans souvenirs, dans un château vide... Enfin, presque vide. Le maitre des lieux, Aydan, un homme aussi mystérieux que détestable, y vit, seul. Il lui interdit de sortir du manoir, la condamnant à une existence morne. Mais c'est s...