Tu me rappelles quelqu'un.


— Espèce de sale connard arrogant ! crie Emilyah.

Assise sur un fauteuil de l'immense bibliothèque du manoir, je regarde mon amie, de l'autre côté de la petite table en bois. Furieuse, elle lance de toutes ses forces le livre qu'elle lisait. Je ne peux m'empêcher de rire devant son caractère de feu.

— Comment peut-il seulement la traiter ainsi ?

— Ce n'est qu'un bouquin, Emilyah, commenté-je, réprimant mon hilarité. Ton sale connard arrogant n'existe pas.

Mais ça ne calme pas l'extravagante Emilyah qui grogne :

— Heureusement pour lui, sinon je lui aurai arraché les ongles.

Elle reprend le livre sur le sol, non sans un certain dégoût. La théâtralité et la spontanéité de mon amie me font rire. Elle vit ses émotions à cent à l'heure. Moi qui me pensais émotive, je me rends compte que mes petites crises ne sont rien à côté de celles d'Emilyah, qui se fâche pour de simples mots sur le papier. Au fond, ça m'amuse plus que ça m'irrite.

Puis, se rendant compte de ce qu'elle a fait, elle se laisse tomber sur le fauteuil qu'elle occupait avec un énorme éclat de rire.

— Je suis ridicule, n'est-ce pas ?

— À peine, lui assuré-je avec un clin d'œil.

Nous rigolons de bon cœur et, pendant quelques instants, je me sens dans une bulle, dans un endroit plus agréable que la réalité. J'oublie les derniers jours. J'oublie mes souvenirs qui reviennent avec une lenteur exaspérante, les nuits passées à me demander qui je suis, l'arrivée de Jaimy, la perspective qu'il ne se souvienne peut-être jamais de moi. Et surtout, j'oublie la réaction de mon corps lors de cette discussion, dans mes appartements, avec lui. J'en rougis rien que d'y penser. C'était affreusement gênant.

Depuis, nos conversations sont moins intimes, même si j'ai partagé mon dernier rêve avec Aydan, lors d'un repas en sa compagnie. Il n'y en a pas eu de nouveau. Nous ne parlons pas de Jaimy. Tout semble revenu à la normale. Mais je ne suis pas dupe ; je sais que la réalité finira par me rattraper, que la bulle dans laquelle je vis ces derniers temps finira par éclater.

Comme je préfère être insouciante, penser à autre chose que lui, je passer mes journées avec Enilyah, à lire et à l'entendre me raconter tous les mauvais coups qu'a fait d'Aydan quand il était jeune.

Parfois, quand je jette un regard aux alentours, je le remarque, sur le seuil de la porte, à nous écouter. Mais il nous quitte toujours lorsqu'il comprend que je l'ai aperçu. J'espère qu'un jour il restera avec nous.

— Je suis peut-être trop émotive, lâche mon amie, me ramenant par la même occasion au moment présent, dans la bibliothèque du manoir.

Un ricanement m'échappe.

— Si tu es trop émotive, que suis-je, quant à moi ?

Son expression redevient plus sérieuse, sans être sévère.

— Ah, mais toi, ma belle Eldéa, tu as une raison valable d'être émotive. Tu découvres un monde nouveau, retrouve des morceaux perdus de ta personne. Je ne sais même pas si à ta place je survivrais !

Je suis habituée qu'elle me dise que je suis forte, qu'elle ne sait pas ce qu'elle ferait si elle vivait cette épreuve, mais aujourd'hui, sans que je sache exactement pourquoi, ses mots touche plus que d'habitude. Je lui offre un sourire sincère.

— J'essaie de garder toute ma tête.

Difficile quand on a que des moitiés de réponse, mais j'imagine que c'est mieux que rien. J'ai hâte qu'un nouveau pan de ma mémoire se débloque, que j'en sache davantage sur la femme que j'étais. Mes questionnements ne me quittent jamais, me harcelant surtout la nuit, pour m'empêcher de trouver le sommeil.

Les Spectres OubliésWhere stories live. Discover now