Aydan


Eldéa dort. Elle devrait dormir encore pendant longtemps. Assis, la tête entre les mains, j'essaie de comprendre ce qui se passe, pourtant mon esprit est plongé dans un brouillard dont je peine à émerger.

Un frisson remonte le long de ma colonne vertébrale. Ses cris. Ses cris, qui m'ont ramené à une époque que j'aurais voulu oublier. Allongé dans mon lit, il m'a fallu un moment avant de comprendre qu'ils ne venaient pas de mes cauchemars, où je la perds encore et encore, mais de la réalité. Qu'elle hurlait pour survivre.

Quand j'ai enfin saisi, j'ai accouru à sa chambre, le cœur battant la chamade, et j'ai vu son corps d'où sortait une lumière intense, vive, brûlante. Il ne m'a pas fallu plus longtemps pour comprendre.

Accompagnant mon père lorsque j'étais jeune et qu'il faisait la tournée de ses sujets, j'ai souvent vu les pouvoirs d'un Immortel se déclarer, généralement au début de l'adolescence. C'est douloureux. Pour avoir le droit d'avoir accès à une telle puissance, à une force qui pourrait déplacer des montagnes, nous souffrons. Je me souviens encore, comme si c'était hier, du jour où je me suis écroulé dans le jardin familial, avec l'impression que mon cœur allait sortir de ma poitrine. Je me souviens encore, comme si c'était hier, des heures qui ont suivi, alors que je nageais dans un brouillard de douleur et de vagues d'énergie. Je n'ai jamais ressenti une telle souffrance physique.

Et Eldéa le vit en ce moment. Dans un corps humain.

Elle aurait dû mourir. Une deuxième fois.

Mais je ne pouvais pas le laisser se reproduire. Pas après tout ce que j'ai fait pour la retrouver. Pas après tous mes efforts pour lui redonner son souffle. Alors j'ai fait ce que je n'avais jamais fait auparavant. Ce qui aurait pu me tuer.

Mais je suis encore vivant, même si j'ai l'impression d'avoir été vidé de mes forces, et Eldéa aussi, apparemment. Emilyah la surveille depuis tout à l'heure, s'assurant que sa poitrine monte et redescend sans interruption, que je ne l'ai pas tuée une nouvelle fois.

— Tu n'aurais pas dû.

Un ricanement m'échappe.

Parfois je me demande si c'est moi le grand frère. Ces derniers temps, elle adore me dire quoi faire, quoi dire, surtout lorsque ça concerne Eldéa. Si Emilyah a toujours été la plus sage d'entre nous, elle n'a jamais été la plus apte à prendre des risques. Et tu ne peux pas le lui reprocher.

Je lève la tête pour rencontrer son regard. Sans que je remarque sa présence, elle s'est assise sur une chaise au dos peu confortable, et se triture désormais les doigts. Elle n'a pas l'air ravie par ce que je viens de réaliser. Qui le serait alors que je viens de transformer Eldéa en putain d'Immortelle ?

Je ne savais même pas que j'étais capable d'une telle chose.

— Tu ne l'as jamais fait. On ne sait pas quel pourrait être les conséquences pour toi, continue-t-elle de sa petite voix, ne me laissant pas l'occasion de me défendre.

Elle essaie de cacher son anxiété. Mais Emilyah est ma petite sœur, et je la connais parfois mieux qu'elle-même. Nous avons tant vécu ensemble. Avec elle, je n'arrive pas à élever le ton, ou même à me fâcher, même lorsqu'elle est furieuse ou injuste.

— Et tu aurais voulu que je la laisse mourir ? rétorqué-je.

J'ai été négligent lorsque je l'ai ressuscitée, il y a déjà plusieurs semaines. J'aurais dû la transformer en immortelle tout de suite pour qu'elle ne ressente pas cette douleur incroyable, celle qui vous déchire le corps, vous donne l'impression d'être au bord du gouffre. J'aurais dû me douter que jouer avec la vie n'était pas aussi facile. Qu'en lui redonnant son souffle je lui transmettrais un peu de mon pouvoir. Comment ai-je pu la faire souffrir, encore ?

— Les anciens transformaient des Immortels.

— Et c'étaient des anciens, ce que tu n'es pas, réplique aussitôt Emilyah. Ils ne sont plus là. Nous n'avons que nos connaissances. Et si tu t'étais tué en lui donnant ta vie ?

Lorsqu'elle est morte, ce jour-là, une partie de moi est morte. Je préfère qu'elle soit en vie que moi. Elle n'a pas fait souffrir les autres comme moi je l'ai fait, elle n'a pas failli à sa tâche comme moi. Le monde a besoin de davantage de femmes comme elle.

— Tu ne l'as pas seulement ressuscitée, Aydan, tu lui as transmis un pouvoir.

Je ferme les yeux un instant. Quel imbécile j'ai été. Pas moyen de faire les choses correctement. Il faut toujours que j'apporte la mort dans mon sillage. Mais un autre côté de moi me dit que je n'avais pas le choix, qu'il m'aurait été insupportable de la garder encore plus longtemps morte.

Son sourire m'avait tant manqué.

Je n'ai même plus la force de débattre avec ma sœur. Après un long soupir venant des entrailles, je pose ma tête contre le battant de bois derrière moi. Je me sens si fatigué, si vide, pourtant je ne peux pas me résoudre à fermer les yeux. Pas alors qu'elle n'a pas repris conscience. Je ne me le pardonnerai jamais s'il lui arrivait quelque chose.

— Je sais que j'ai merdé, Emilyah. Pas besoin de me le dire.

— Si seulement tu avais attendu que je finisse mes recherches avant de la ressusciter, ça aurait pu être évité.

Mon rire est sans joie. Nous avons déjà eu cette discussion, plusieurs fois, et pourtant, elle s'entête à remettre le sujet sur le tapis. Comme si ça allait changer quoi que ce soit.

C'est facile pour elle de me donner la leçon. Ça lui a pris des années pour lire une petite partie de la bibliothèque de mon père, pour obtenir les réponses à nos questions. C'est facile de me blâmer, alors que j'ai tout perdu, que je n'ai aucun repère, que j'ai été placé au statut de gouverneur sans formation, sans mentor. J'aurais pu ne pas jouer avec la vie et la mort. J'aurais pu la rejoindre dans l'au-delà. Après tout, que nous reste-t-il dans ce monde ?

Mais je n'ai pas pu abandonner Emilyah.

— Tu lui as donné une partie de ton âme pour faire d'elle une Immortelle, me rappelle Emilyah, qui représente à ce moment-là l'écho de notre mère. Ça ne peut plus se reproduire, ou tu perdras ton âme, comme les anciens.

Un petit rire me secoue, ce qui l'énerve.

— Ce n'est pas drôle, Aydan !

Je la regarde de nouveau, plus sérieux.

— Il n'y a qu'une seule personne pour laquelle j'aurais pu perdre mon âme, et c'est elle.

Emilyah n'a toujours pas compris mon obsession pour Eldéa, pas même après toutes ces années, toutes ces tentatives de la ramener à la vie. Elle m'a demandé, plusieurs fois, d'abandonner, au risque d'y laisser ma propre santé mentale. Mais dans mon chagrin, je n'ai jamais pu m'y résigner.

— Je n'abandonnerai plus jamais Eldéa. Plus jamais

Cette nuit hante mes nuits. J'en cauchemarde presque tout le temps. Parfois, je me refuse à dormir pour ne pas revoir son beau visage sans vie, tué devant mes yeux. Je pousse mon corps jusqu'à leurs limites dans l'espoir de ne pas revivre ces minutes qui m'ont hanté pendant des décennies.

Eldéa est mon obsession, la lumière dans ces ténèbres, et celle pour qui je donnerai ma vie. Je ferai pour elle tout ce que mon frère n'a jamais pu faire.

— Et si elle ne se souvient plus de toi, Aydan ? m'interroge Emilyah en se penchant vers moi. Continueras-tu toujours à te battre pour elle ?

Toujours.

Les Spectres OubliésWhere stories live. Discover now