14.

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Souvenirs d'un autre temps


Jaimy a des yeux implorants. Ses cheveux blonds cachent une partie de son visage. Je n'ai pas besoin qu'il me dise ce qu'il pense, je le sais très bien : il ne veut pas que je me rende à l'extérieur. Il veut que je me cache à l'intérieur, comme ma mère et lui ; il désire que je reste la même personne faible qui laisse ses employés se sacrifier pour elle.

Mais je ne peux plus le faire. Ces gens, ils ont des familles eux aussi. Ce n'est pas juste qu'ils meurent simplement parce qu'ils ne soient pas nés dans le même environnement que nous, qu'ils baignent dans une pauvreté qui les pousse à risquer leur vie.

Jaimy pose une main sur mon épaule.

— Je ne vais jamais critiquer ta volonté d'aider les autres, ta générosité, Eldéa, chuchote-t-il, comme s'il craignait que notre mère l'entende mon frère, mais pour une fois, mon Dieu, pour une fois, sois égoïste !

Je secoue la tête.

— Pourquoi le serais-je ? Ma vie ne vaut pas davantage que la leur !

Les yeux pâles de mon frère plongent dans les miens. La souffrance que j'y lis me fait l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Si je n'ai jamais douté de son amour pour lui, j'en comprends pleinement l'ampleur en ce moment, à quelques minutes de me jeter dans la gueule du loup.

— Parce que je ne veux pas te perdre. Et oui, c'est égoïste de ma part, mais désormais, c'est la vie, c'est chacun pour soi.

Les entrailles nouées, je pose une main sur la joue pâle de mon frère et secoue la tête. Je l'aime tellement. Il a toujours été là pour moi, a toujours tout fait pour me protéger. Même si je ne connais pas grand-chose d'un quotidien sans monstres, je sais que j'ai de la chance de l'avoir pour grand frère, que les autres enfants n'ont pas tous grandi avec un être aussi extraordinaire que Jaimy.

Mais cette fois, il doit comprendre. Il doit comprendre que je suis une adulte et que je prends mes propres décisions.

— Ce n'est pas parce que le monde est sur le bord de la fin que notre humanité doit elle aussi s'évanouir, frérot. C'est important que tu le retiennes.

— Et c'est important pour moi que tu restes en vie, Eldéa. Qu'est-ce que je vais dire à père si tu meurs là-dehors, seule ?

— Je ne la perdrai pas.

Enfin, c'est ce dont j'essaie de me convaincre.

Mais ce n'est pas suffisant pour mon frère non plus.

— Ces gens-là, ceux que nous envoyons chaque jour à l'extérieur, sont mieux équipés que toi pour y survivre. Ils ont grandi dans ce monde, ils ont appris à combattre les monstres. Toi, tu ne t'es battue que contre tes maitres, tu ne connais rien de l'extérieur et de ses dangers. Tu vas perdre la vie.

Il ne me fait toujours pas confiance. Je sais que ce n'est pas parce que je suis une femme, que ça n'a rien à voir avec mon sexe, mais plutôt avec le fait que je sois sa petite soeur. Il ne veut pas que je perde la vie.

Et moi, je ne peux plus rester ici sans rien faire, dans notre luxe, notre confort, notre sécurité.

Il le sait, que je ne reviendrai pas sur ma décision, qu'il n'y a rien à faire pour me convaincre de ne pas y aller. Donc tout ce qu'il fait, c'est me baiser le front avec une douceur infinie. Il est si tendre que je sais qu'il grave ce moment dans sa mémoire, comme s'il pensait ne plus me revoir.

— Je reviendrai, ne t'en fais pas, lui murmuré-je.

Il m'offre un petit sourire, mais je vois bien qu'il ne me croit pas. Alors, une fois que les au revoir sont terminés, je me retourne vers les deux grandes portes en bois, ne souhaitant pas m'attarder davantage, de peur de ne jamais partir. Je ne sais pas ce qui m'attend là-dehors, puisque je n'ai jamais vu de près ces monstres. Je sais juste ce que ces bêtes font aux gens. J'ai vu tant de cadavres ces dernières années que je sais que si je me retrouve entre leurs griffes, j'aurais peu de chance de m'en sortir. Mais je ne reculerai pas pour autant.

Les Spectres OubliésWhere stories live. Discover now