-Va te faire foutre ? (La main sur la hanche, j'ai lancé un regard furieux à Chrissy.) Attends... Il a dit « va te faire foutre » et il a raccroché ?
- Bah ouais. Sauf si ça a coupé pile au bon moment, ce qui n'arrive jamais. Mais, euh, Hannah, j'ai des doutes sur ce type. Il m'a un peuuuu l'air d'être un connard.
Ma sœur a plissé les yeux en faisant traîner le mot « un peu ». Je n'ai pas pu m'empêcher de rire. « Un peu l'air d'un connard », c'était gentil. Malgré tout, j'avais envie de comprendre ce qui l'avait énervé.
Nous étions devant un motel de Billings, dans le Montana. Il était deux heures du matin. Il me restait encore une heure à tenir le volant, mais je désirais parler à Matt, et j'avais quelque chose à prendre dans la remorque.
C'était parce que je passais mon temps sur la route que je pensais constamment à Matt. L'autoroute sans fin, le paysage répétitif, la musique insupportable de ma sœur - et notre séance de téléphone rose explosive de la veille. C'était ridicule ! Je m'entichais d'un type dont je ne savais rien et que je n'avais jamais vu.
- Je te le répète, ai-je dit en faisant coulisser le haillon à l'arrière de la remorque, qui s'est ouverte bruyamment. Tu l'as appelé... « monsieur mal embouché ».
J'ai pincé les lèvres.
- Et il a tout de suite dit : « Va te faire foutre » et a raccroché ?
- Oh, c'est pas vrai ! Oui ! C'est comme ça que ça s'est passé, Hannah. Il y a quoi entre toi et ce trouduc ?
- C'est un bon ami, ai-je menti, et je crois qu'il est bel et bien en rogne. Je lui ai envoyé un SMS depuis Perkins, et j'ai appelé. Pas de réponse.
- Il est peut-être occupé. Je ne sais pas. Que cherches-tu là-dedans ?
- Euh... des vêtements.
Je me suis massé la nuque. Ma sœur ne me quittait pas du regard. J'avais le sentiment qu'elle voyait clair dans mes deux mensonges, et qu'il n'était pas impossible qu'elle m'ait entendue dans la salle de bains, la veille.
- Ouais, bon. Je n'ai pas besoin d'aide. Faut juste que je fouille un peu, c'est tout. Tu peux aller nous prendre une chambre.
- Mouais, a fait Chrissy en tournant les talons avant de partir vers le motel.
Ouf.
À ce stade, je savais que je cracherais le morceau si elle insistait. Je me faisais l'effet d'une gamine de treize ans, bouillonnante d'excitation et qui n'attend qu'une occasion pour papoter de son dernier coup de cœur. Il a fait ceci, il a dit cela. Pitié. Je me maîtrisais mieux que ça.
Me hissant au bord de la remorque, j'ai allumé la lampe-torche accrochée à mon porte-clés et scruté le fatras de cartons et de meubles. Au bout d'un quart d'heure de lutte, je suis parvenue à extirper le bon carton de la pile. Le mot LIVRES était inscrit au marqueur noir sur le côté. J'en ai extrait mon exemplaire usé des Ten Thousand Nights de M. Pierce. J'ai feuilleté ses pages cornées et parcouru les passages soulignés jusqu'à tomber sur la citation de Matt.
La solitude n'existe pas. Seule l'idée de la solitude existe.
J'ai soupiré et passé mes jambes hors de la remorque. Quelle déclaration, et quel étrange concept... celui selon lequel la peur de la solitude n'est que la peur d'un fantôme. À la fin du livre, j'avais glissé des extraits du blog littéraire du LA Times, et des coupures de presse du New York Times Book Review. J'en ai déplié un et j'ai lu attentivement les premières lignes.