5"Matt"

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Tu projettes ta vacherie sur moi.

- Les dernières pages que tu m'as envoyées, a dit Pam en se penchant au-dessus de la table, sont très sympas. Mais j'ai des questions sur le rythme du récit. Je distingue l'arc narratif de ton intrigue principale, et j'aimerais préciser que l'histoire doit en être à un tiers de son développement. Le chemin est encore long. Ai-je raison ? Je ne voudrais pas te mettre la pression, mais j'aimerais estimer les délais dans ma tête.

Les mots de Pam ont résonné en périphérie de ma zone d'attention. Sympa. Rythme. Délai.

Tu projettes ta vacherie sur moi. Hannah avait entièrement raison. Comme je trichais, je partais du principe qu'elle en faisait autant. Je m'étais ridiculisé. J'étais même allé jusqu'à m'emporter en pensant à l'homme imaginaire qu'Hannah trompait, tout en ignorant ma propre trahison qui était pourtant bien réelle. Cette situation partait dans tous les sens.

- Matthew ?

J'ai senti qu'on tirait sur ma manche. J'ai baissé les yeux sur la main parfaitement manucurée de Pam.

- Désolé. Ah, je...

Je me suis passé la main dans les cheveux en faisant un petit sourire à Pam qui m'a répondu d'un sourire pincé tout professionnel.

- Je dors mal en ce moment. Je deviens noctambule ou je ne sais quoi.

Nous étions assis à une table isolée du Flight of Ideas, ma librairie-café préférée de Denver. Pam était tirée à quatre épingles, comme toujours, ses boucles d'un blond froid coiffées sévèrement autour du visage. Pam avait trente-six ans, mais son maquillage crayeux, son rouge à lèvres foncé ainsi que son austère jupe-tailleur la rangeaient plutôt du côté des quadragénaires. Pam était mon agent depuis sept ans. J'aurais presque pu dire que je lui faisais implicitement confiance, si j'avais jamais fait confiance à quiconque.

- Désolée pour toi. Revenons à ton roman.

Elle a étalé ses doigts en éventail sur son ordinateur portable. La plupart du temps, j'appréciais ses manières ultra-professionnelles. Toutefois, aujourd'hui, je ne souhaitais rien d'autre que de rejoindre Hannah dans mes rêveries, dans mon appartement avec air conditionné.

- Je ne peux pas te donner de date de remise, ai-je dit. Je n'en ai pas. Ça sera fini quand ça sera fini. (J'ai mâchouillé l'extrémité de mon touilleur.) Au fait, Pam, explique-moi pourquoi on continue à se donner rendez-vous dans des lieux publics alors que j'ai clairement spécifié que je préférais le téléphone, le chat vidéo, ou même que tu viennes chez moi de temps en temps ?

- Question de commodité, Matthew. Contrairement à certains, j'ai un planning serré. Tu sais que je fais tout mon possible pour satisfaire tes demandes. Toutefois, je crois que ce ne sont que des « demandes », non ? Ou sont-elles devenues des exigences ?

Avec un petit sourire narquois, je me suis laissé aller contre le dossier de la banquette et j'ai regardé autour de moi. Encore une chose que j'appréciais avec Pam : elle ne donnait pas dans la flatterie. Elle renvoyait ce qu'elle recevait.

-Mmm, les requêtes sont quand même là. Il m'arrive d'aimer émerger de mon grenier pour voir comment les gens vivent.

J'ai souri avec malice et poursuivi à voix basse :

- Mais, Pam, ne va pas croire que je ne vois pas clair dans ton jeu. Dans ton petit cœur profondément diabolique, tu nourris l'espoir qu'un jour, quelqu'un nous remarque, nous entende, ou je ne sais quoi, et que mon identité soit mise à jour, et que tu sois enfin libre de faire de moi l'auteur chéri très en vue de tes rêves. Je te vois déjà m'exhibant dans le monde entier comme un singe savant. Imagine un peu la publicité ! Oh, et ça ferait de toi... (j'ai indiqué mon touilloir à Pam, qui m'observait avec un sourire tolérant) Pamela Wing, agent dudit écrivain très en vue. Plutôt pas mal.

Long NightOù les histoires vivent. Découvrez maintenant