27"Matt"

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Quand Nate a posé le lamantin en peluche sur ma poitrine, je l'ai touché à contrecœur. Il était doux comme du velours, avec des yeux en plastique noir. Je l'ai caressé en fixant le mur.
- Un animal en peluche, ai-je raillé. Elle me prend pour qui, un gosse ?
Nate a haussé les épaules.
- Tout ce que je sais, c'est que tu fais très bien l'enfant.
Nate était plus brusque que d'habitude. Je ne l'avais même jamais vu comme ça. J'ai serré le lamantin contre moi.
- C'est quoi ton problème, bordel ? Tu m'as fait chier toute la semaine. Je suis dans un lit d'hôpital, fiche-moi la paix.
Nate s'est assis sur une chaise à côté de mon lit et a joué avec ses doigts. Il a regardé mon petit déjeuner intact.
- J'aimerais savoir comment tu as l'intention de sortir d'ici si tu ne manges rien, Matt.
- J'ai pas faim. Tape « sevrage » sur Google et tu verras. C'est un symptôme assez courant.
Nate a expiré par le nez. Les yeux fermés, il s'est adossé dans sa chaise. Il avait tout d'un saint en souffrance. J'ai levé les yeux au ciel.
- Tu sais, ai-je dit, tu devrais m'envoyer Hannah, sans me prévenir, et la charger de me forcer à m'alimenter. Ça serait tout à fait dans la lignée des humiliations que tu aimes me faire subir.
- Ne va pas croire que je n'ai pas essayé, Matt. Malheureusement, elle était tellement abattue quand je lui ai annoncé que tu ne voulais pas la voir que ce serait ridicule de l'envoyer dans ta chambre.
- Je ne veux pas qu'elle me voie. Ça fait une sacrée différence.
- C'est à elle qu'il faut l'expliquer ! (Nate s'est levé pour faire les cent pas. Je ne l'avais jamais vu aussi nerveux. Il avait toujours été le plus calme de tous, le plus gentil aussi.) De plus, elle s'est suffisamment chargée du sale boulot à ma place.
Le sale boulot. Ça fait mal.
- Je la verrai à ma sortie, ai-je grommelé.
Quand je pourrai enlever cette fichue robe, me raser et avoir l'impression de ressembler à moi-même.
- Toi et ta maudite fierté. Je suis à peu près certain qu'elle t'a vu dans un pire état.
- Oui, merci bien, ai-je rétorqué.
Nous avons échangé un regard noir. Mon frère, ce sale con. Fraîchement douché, dans son costume sur mesure, facile d'avoir le dessus. J'ai trituré les nageoires du lamantin.
- Je n'avais pas d'autre solution, Matt. Et tu sais quoi ? J'ai bien fait. Tout ce que je regrette, c'est d'avoir entraîné cette pauvre fille dans cette histoire. Tu l'as menacée d'une arme, espèce de taré.
J'ai grimacé. Donc Hannah lui avait parlé du pistolet.
- Oui, elle m'a raconté, a dit Nate comme s'il lisait dans mes pensées. Et avant que tu ne poses la question, oui, c'est moi qui ai ton arme. Et je ne te la rendrai pas.
- Elle est là ?
- Oui, comme d'habitude, elle est assise dans le hall comme une misérable orpheline. Elle voulait te l'offrir en main propre, a précisé Nate en tapant le lamantin du bout du doigt.
- Ne la touche pas.
- Pardon ? a fait Nate, les yeux écarquillés
- Vous avez fait quoi, tous les deux ?
- On a nettoyé ton bordel. On a soigné ton lapin. On a fait tes bagages.
J'ai vaguement hoché la tête. Mon séjour au chalet était donc terminé. J'allais rentrer à la maison, mais où était-ce ? Chez mon oncle, ou à Denver ? Ou Nate allait-il essayer de m'expédier dans un centre dedésintoxication ? Bizarrement, j'étais neutre. En fait, je n'étais pas fichu de savoir ce que je voulais, à part Hannah. Et même Hannah demeurait un territoire étranger. Quand je pensais à elle, l'embarras et la culpabilité m'assaillaient.
- Ils me laissent sortir ? ai-je demandé.
- Avale ton petit déjeuner.
Nate était le seul à pouvoir me parler sur ce ton. Nate était le seul à me donner l'impression d'être un enfant.
J'ai tiré le plateau vers moi et planté ma fourchette dans l'omelette que j'avais commandée. Je pensais à Hannah, assise dans le couloir, qui attendait Nate. Qui m'attendait. Un nouvel accès d'anxiété a rapidement été dissous par les médicaments. Putain, j'étais bourré de médocs. J'étais hospitalisé depuis cinq jours. J'avais une chambre individuelle et on m'avait retiré la perfusion, mais les infirmières et les médecins me surveillaient de près.
Mon omelette était froide et caoutchouteuse. J'ai porté une autre bouchée à mes lèvres. J'ai coincé mon lamantin sous mon bras et regardé Nate. Même si je n'essayais pas d'avoir l'air pitoyable, c'est probablement ce que mon visage exprimait si j'en croyais son revirement.
- Oh, merde, Matt.
Il s'est approché de moi, a pris ma nuque dans sa main et pressé son front contre le mien. Il sentait l'eau de toilette et l'automne. Le monde extérieur. Mon grand frère. J'ai fermé les yeux pour repousser mes larmes.
- Pourquoi je suis complètement déglingué ? ai-je murmuré.
- Hé, petit frère, tu n'es pas déglingué. (Il a caressé ma nuque.) Je t'aime, frangin. Ton frère t'aime.
Ma gorge s'est serrée. Essayait-il de me faire pleurer ? J'ai pressé mon lamantin sous mon bras.
- Et Hannah t'aime aussi, Matt. Elle t'aime vraiment. Tu ne le vois pas ?
Nate s'est brusquement redressé et m'a tourné le dos. Il a porté la main à son visage.
- Nous te ramenons à la maison aujourd'hui. (Il s'est raclé la gorge et a retrouvé sa voix normale.) Tu dois faire un effort significatif pour avaler ton petit déjeuner, montrer que ton organisme se remet en marche. Le médecin va venir te voir. Le psychiatre aussi aimerait te voir. Sois gentil, d'accord ? Et tu dois promettre de prendre les médicaments qu'on va te prescrire en signant la décharge, quels qu'ils soient.
- Promis, je les prendrai.
J'ai mâché une autre bouchée farineuse.
- Très bien, frangin. Pendant qu'ils t'ausculteront, j'irai remplir la décharge. Je t'ai apporté des vêtements aussi.
La panique m'a de nouveau serré la poitrine. Il n'y avait que du Librium dans mes veines. J'ai pensé aux vêtements que j'avais au chalet. Je n'avais pas pris grand-chose. Au moment où j'avais fait mes bagages, en août, je ne me souciais pas de mon allure. Mais maintenant ? J'allais voir Hannah.
- Des vêtements chauds ? ai-je risqué.
.Nate était à la porte. Il a dû percevoir l'anxiété dans ma voix.
- Des affaires à moi. (Il s'est retourné pour me sourire.) Et un rasoir.
Mon docteur était un jeune homme d'origine indienne. Je le voyais une ou deux fois par jour. Il m'appelait M. Sky et ses gestes professionnels étaient plaisants.
- Vous avez mangé votre petit déjeuner, M. Sky. C'est bien.
J'ai souri en hochant la tête. C'était vrai, j'avais terminé l'atroce plateau composé d'une omelette industrielle, d'une coupelle de fruit insipide, de jus d'orange, de lait et d'un toast. Et j'avais mal au ventre. Le Dr Parish a écouté mon cœur et m'a regardé dans les yeux.
- M. Sky, vous devez continuer à prendre le Librium pendant sept jours. Je vais vous prescrire une dose progressive mais si vous ne le prenez pas, vous aurez des crises. Vous ne devez pas boire du tout.
- Je ne boirai pas, ai-je promis.
Le docteur m'a épargné des mises en garde supplémentaires. Nous nous sommes serré la main.
- Il faut prendre soin de vous, M. Sky.
Le psychiatre de service était une grande femme à la peau translucide et aux cheveux gris blond. Elle a baissé le rail pour s'asseoir au bord du lit.
- Envisagez-vous de suivre une cure de désintoxication en sortant d'ici ? Je vous le conseille vivement. Nous sommes en relation avec New Mercies. Leur programme de traitement avec hospitalisation de trente jours aide grandement à rester sobre. C'est une excellente transition.
Sois gentil, avait dit Nate. Je me suis frotté la bouche pour chasser mon sourire narquois.
- Je vais très bien, ai-je dit. C'est super, la grande forme - je venais de me désintoxiquer pour la centième fois et, alité, je berçais un petit lamantin en peluche offert par mon amoureuse que je refusais de voir.
Mon amoureuse.
J'ai fermé les yeux. La nuit où Hannah était apparue dans le chalet et m'avait fait jouir... elle était perdue dans un brouillard éthylique. Je me souvenais du plaisir, néanmoins. Diable, cette fille...
- Matthew ? Est-ce que vous vous sentez bien ?
J'ai lancé un regard noir à la psychiatre. Je m'apprêtais à la menacer de lui envoyer l'avocat de mon oncle, un New-Yorkais qui écrasait les gens comme s'il était payé pour ça (il l'était), mais j'ai serré les dents. Sois gentil.
- J'ai tout le soutien de ma famille et de mes amis, ai-je dit. Je ne boirai pas.
La psychiatre m'a encore enquiquiné pendant dix minutes. Elle m'avait demandé si je pensais au suicide. Elle a même demandé si j'avais envie de tuer quelqu'un. Par chance, elle n'avait pas eu vent de l'incident du pistolet. Elle a récapitulé le traitement qu'on allait me prescrire, dont le Librium, par doses progressives.
- Quand vous aurez signé l'autorisation de communication de renseignements, nousfaxerons votre dossier à votre psychiatre, à Denver. Vous devriez prévoir un suivi avec lui dès votre retour.
- Bien entendu, ai-je dit.Merde.
J'allais passer la semaine abruti par les médicaments.
Elle est enfin partie. Nate est revenu, un grand sourire aux lèvres. Il m'a annoncé que le médecin et la psychiatre avaient donné leur feu vert. Il a laissé un sac de vêtements au bout du lit.
- Tu me rejoins dehors quand tu es prêt. Je t'attends devant.
Là, j'aurais pu l'embrasser. Il m'avait prêté un costume en velours gris foncé Armani Collezioni et un pull en cashmere à encolure en V vert foncé. Je me suis rapidement changé, appréciant le contact des vêtements luxueux sur ma peau. Dans la salle de bains, j'ai dû m'agripper au contour du lavabo. La pièce a tangué comme une barque dans le creux d'une vague, puis elle s'est stabilisée. Ça, j'étais faible. Et je n'avais pas une mine attrayante. Je me suis lavé le visage et rasé en évitant mon reflet leplus possible. Ma tête ne m'aidait pas à me mettre en condition pour voir Hannah. Rien ne m'aidait.
Tenant le lamantin en peluche, je me suis assis au bord du lit. J'ai dû rester là un certain temps puisque Nate a surgi, un sourire incertain aux lèvres.
- Hé, frangin, tu es tout beau.
- Oh, ouais, merci.
J'ai passé la main sur le pull doux.
- Tu as tout ?
Il a pris le sac matelot et a survolé la pièce du regard. Il s'est arrêté sur le lamantin.
- Tu as ton petit pote ?
- Ouais.
- Pour les papiers, c'est réglé. Il ne manque que ta signature.
- D'accord.
Je me suis levé lentement. Nate a passé le bras autour de mes épaules et m'a guidé hors de la chambre. Je lui étais plus reconnaissant que jamais. J'ai griffonné mon nom sur deux papiers, puis l'infirmière m'a souhaité boncourage de derrière le bureau. Nate m'a entraîné vers le hall. Je fixais le carrelage.
- Le voilà ! a annoncé Nate avec une joie surfaite.
Je n'ai pas levé les yeux. Sur le sol brillant, j'ai vu une silhouette approcher. Merde, j'avais oublié de retirer le bracelet de l'hôpital. J'ai tiré dessus pour l'arracher
.Les pieds d'Hannah - ses bottes en peau de mouton - ont surgi devant mes yeux. J'ai jeté un coup d'œil à Nate. Il s'est écarté, mais il nous observait avec une franche curiosité. Hannah a posé la main sur mon bras. J'ai brièvement croisé son regard. Noir, larmoyant, plein de sollicitude.
- Merci, ai-je dit en montrant le lamantin.
La honte m'écrasait comme si je portais le poids du monde sur mes épaules.
- Il te plaît ?
Hannah a pris mes deux mains. Une image m'est revenue : celle d'Hannah baissant le pistolet.
- Oui, il est doux...
Nous sommes restés face à face un moment, moi qui triturais le lamantin et Hannah qui me caressait les mains et les poignets. Le courant passait entre nous, comme avant. Peau contre peau. Nate, ayant probablement compris que je n'étais pas près de bouger, nous a invités à partir. L'air froid m'a enveloppé. J'ai aspiré une bouffée piquante. Octobre sur la côte Est... plein de vie. J'avais hâte d'avoir la tête claire, mais malheureusement, notre premier arrêt a été à la pharmacie. Nous avons payé les médicaments, et Nate m'a fait prendre la première dose sur le parking. Il a acheté un Sprite au distributeur, l'a ouvert et a déposé le bon cachet dans ma main. Je me suis décalé.
- Hannah me regarde, ai-je sifflé.
- Prends-le.
J'ai avalé le cachet et rendu la cannette à Nate.
- Tu pourrais essayer de la regarder en face, a-t-il dit.
- J'essaie.
Quand je suis remonté à l'arrière de sa voiture, Hannah m'a souri. J'ai plus ou moins souri dans sa direction.
Laurence était dans sa cage, sur le siège passager. Lorsque la voiture a redémarré, il s'est mis à tourner en rond.
- Nous n'avons pas besoin de retourner au chalet, a expliqué Nate.
Avec Hannah, ils avaient emballé toutes mes affaires et fait le ménage. J'ai eu une pensée pour Wendy et les animaux de la ferme.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? a chuchoté Hannah.
- Il y avait... des légumes. Dans le frigo.
- Nous avons dû en jeter une partie à la poubelle. Mais nous en avons mangé autant que possible.
J'ai été pris de colère en imaginant Nate aux fourneaux avec Hannah. J'ai serré mon lamantin en regardant par la fenêtre. Hannah me tenait la main. Le Librium a fait effet d'un coup au moment où nous sommes entrés sur l'autoroute. J'ai été balloté contre la portière.
Hannah a posé ma tête sur ses genoux et je me suis roulé en boule sur la banquette.
- On va où ? ai-je demandé calmement.
- Chez ton frère.
- Et nous ?
- Où veux-tu aller ?
Elle caressait mes cheveux.
- Là où tu vas.
- Alors tu rentres à Denver avec moi. Je vais m'occuper de toi, Matt.
Je me suis endormi, apaisé par le contact des doigts d'Hannah sur mon visage.
La voix stridente de mon neveu m'a tiré du sommeil.
- Tonton Matt, Tonton Matt, Tonton Matt !
Mon neveu est une terreur contre nature. Je me suis redressé juste à temps pour le voir se jeter sur la voiture. Nate est sorti en riant. C'était peut-être en élevant Owen, âgé de huit ans, que Nate avait appris à me gérer.
- Ouah, a murmuré Hannah.
Elle regardait dehors, le terrain qui grimpait vers la maison. J'ai éprouvé une pointe de colère - et de jalousie.
D'abord, ils cuisinaient ensemble, et maintenant elle admirait son horrible quotidien de banlieusard. Était-ce ce qui plaisait à Hannah ? J'ai suivi son regard vers la demeure, une bâtisse en brique à deux étages que Nate avait acquise pour un petit million.
- On pourrait... (Je me suis gratté la joue.) Je pourrais...
Saletés de médocs qui m'embrouillaient.
Qu'essayais-je de dire ? Nous pourrions trouver une maison comme celle-là ? Et puis quoi encore ?
Lorsque Nate a ouvert ma portière, Owen s'est jeté en travers de mes genoux. Valerie descendait l'allée à la hâte pour venir nous accueillir en tirant Madison par la main. Ma nièce est une petite fille tranquille, qui aime lire, grâce à Dieu. J'ai porté Owen hors de la voiture. Tout le monde m'observait. Tout le monde. Nate, Valerie, ma nièce et mon neveu, Hannah. J'avais envie de disparaître. Nousnous sommes dit bonjour avec effusion, maladroitement. Valerie a d'abord enlacé Hannah, puis moi. Je l'ai embrassée sur la joue. Ma nièce m'a serré par obligation. Nous avons échangé un regard qui sous-entendait Je sais ce que tu ressens.
- Salut, Val, ai-je marmonné. Salut, Maddie.
Quand j'ai posé Owen, il s'est accroché à ma jambe si bien que j'ai dû le tirer jusqu'à la maison. Je n'ai pas lâché mon lamantin, et je n'ai pas lâché la main d'Hannah.
Il était quinze heures, et Valerie insistait pour nous nourrir.
- Je n'ai pas faim, ai-je marmotté.
J'étais au plus mal. L'odeur de pot-pourri et le thème violet de la décoration me retournaient l'estomac.
Hannah et Madison étaient en grande conversation sur L'Héritage. Je me suis débarrassé d'Owen qui s'est enfui en braillant comme un putois dans toute la maison, sa voix a résonné dans les pièces à haut plafond.
Nate me précédait avec les valises.
- Je vais vous installer en bas, a-t-il dit en se dirigeant vers le sous-sol. Ça te va ?
- Mm.
- Maddie aimerait s'occuper de ton lapin.
Elle était impatiente de le rencontrer.
- Si elle veut, ai-je répondu.
Mieux valait Maddie qu'Owen.
Le sous-sol, aménagé et entièrement équipé, se composait d'une chambre indépendante, d'une kitchenette, d'une salle de bains et d'un salon avec télé. Comme si ça m'intéressait. Mon seul désir, c'était d'être avec Hannah.
Nate m'a frotté le dos et nous avons échangé un bref coup d'œil.
- Je dirai à Hannah que tu es en bas, a-t-il dit.J'ai acquiescé.
Je savais, et ce n'était pas nouveau, que j'avais le meilleur grand frère du monde.

Désoler du retard je me rattrape vite

Long NightOù les histoires vivent. Découvrez maintenant