Je me suis réveillée d'un bond. Le lit était froid. La pièce était sombre et silencieuse, et il m'a fallu un temps pour me rappeler où j'étais : dans un chalet à Geneva, État de New York. J'ai vu un rai de lumière sous la porte de la salle de bains. Mon Dieu, Matt...
Je me suis adossée à la tête de lit et j'ai ramené le duvet sur moi. Était-il malade ou utilisait-il simplement les sanitaires ? Avait-il une réserve cachée d'alcool dans le chalet ? Dans le noir, je me suis efforcée de ne penser à rien. J'avais le cœur en miettes. Mon pauvre amant... dans quel état le chagrin le mettait-il ? Il avait perdu dix kilos, au bas mot, et il avait le regard fou et vitreux. Son beau visagenégligé était assombri par une barbe naissante.
Ses cheveux retombaient dans sa nuque. Toutefois, le pire était son absence totale de fierté. Traînant des pieds, évitant mon regard... il était brisé. Quand je l'ai vu comme ça, mes intentions ont été réduites à néant. Comment avais-je pu croire que j'étais capable de garder mes distances ? Pourquoi faire ? L'amour est implacable. Sur la table de nuit, le réveil indiquait 5 h 12. Pas étonnant que je me fasse l'effet d'une loque.
Je me suis glissée hors du lit et j'ai enfilé ma tunique. J'avais un pyjama dans ma valise, mais je l'avais laissée dans la voiture et en me couchant, je ne voulais pas m'éloigner de Matt, même après qu'il s'était écroulé sur le lit. Je ne voulais pas qu'il soit seul au réveil. Plus jamais. Je me suis approchée de la porte de la salle de bains en tendant l'oreille.
- Matt ?
Silence. J'ai tapé discrètement.
- Je vais bien, a-t-il répondu d'une voix calme.
J'avais l'impression qu'il était par terre. Je me suis accroupie et j'ai posé les mains sur la porte.
- Tu es sûr ?
- Euh, je...
J'ai entendu des bruissements, puis plus rien.
La veille au soir, tout en regardant Matt respirer laborieusement dans son sommeil, je m'étais demandé si je devais redouter une intoxication éthylique. L'oreille collée à la porte, j'étais rongée par l'inquiétude.
- Matt ? Tu es malade ?
- Gueule de bois, a-t-il répondu. Rien de grave.
Son ton tranchant sous-entendait qu'il souhaitait que je le laisse tranquille. Il devait vomir ses tripes. Sans surprise, je l'ai entendu bouger puis j'ai perçu les échos de ses haut-le-cœur. Ces sons gutturaux étaient douloureux. Je me suis rapprochée au plus près. Souffrir seul, c'était tout Matt. Pourquoi se cachait-il de moi ? Après tout ça, il devait savoir que même sous la menace d'une arme, je ne le laisseraispas. Incapable de me rendormir, j'ai fait les cent pas dans la chambre. J'ai passé mes leggings. J'ai fait le lit. Quand je m'inquiète, j'ai besoin de m'occuper. Il a tiré la chasse d'eau, mais il n'est pas sorti.
Après avoir erré dans le chalet, j'ai fait un peu de ménage, rassemblé le linge sale et vidé les cendriers. J'ai changé l'eau du bol de Laurence et je lui ai donné des raisins secs. Pauvre petite bête, tout ce qu'il avait dû voir... Mon regard s'est porté sur la table de la cuisine et la pile de feuilles. Une fois de plus, je me suis sentie trahie. Matt et Pam avaient comploté pour me faire lire Le Substitut. Une histoire d'amour. Une histoire de mensonge. Je me suis souvenue de ce que j'ai éprouvé en atteignant le début de la scène de sexe manquante : je voulais que ça leur arrive, même s'il y avait tromperie.
Matt cherchait-il à orienter les sentiments que m'inspiraient ses actes, ou simplement à s'expliquer ? Mon cœur n'était pas comme des mots couchés sur le papier. Pas une fiction. C'était ma vie.
En retournant dans la chambre, j'ai entendu un cri.
- Matt !
Il était plus que temps qu'il sorte de sa cachette. Je suis entrée en trombe dans la salle de bains. Matt était tapi dans un coin, les bras serrés autour de lui, le regard perdu sur le sol. Ça empestait le vomi.
- Mon Dieu, mon bébé, ai-je murmuré en m'agenouillant à côté de lui et en écartant les cheveux qui lui retombaient sur les sourcils.
Il tremblait des pieds à la tête. Il était en nage.
- Hannah. Hannah...
Il a agrippé mon bras. Je n'avais jamais vu autant de peur dans ses yeux. Il parcourait désespérément le carrelage du regard, où il n'y avait rien d'autre à voir que des carreaux clairs mouchetés de gris.
- Matt, ça va aller. Écoute-moi, ça va aller.
Chaque fois que je rabattais sa mèche vers l'arrière, un filet de sueur perlait au bord de sessourcils. J'ai porté la main à son cou ; son pouls était trop rapide. Mon Dieu, que lui arrivait-il ?
- Xanax, a-t-il articulé en claquant des dents. Va m'en chercher. Va me chercher un Xanax. Dans la cui... cuisine.
- Matt, je ne crois pas...
- Hannah !
Je me suis précipitée dans la cuisine. Alors, Xanax. Trouve un Xanax. Il était peut-être dépendant. Putain, c'était ça. Merde. Avait-il besoin de sa dose, d'une nature ou d'une autre ? Prenait-il autre chose, en plus de se noyer dans l'alcool ? La panique m'embrouillait les esprits. Mes mains ont frappé la table et éparpillé les flacons. Merde. C'était lequel ? Et puis pourquoi Matt avait-il tous ces maudits médicaments ?
J'ai fini par trouver le Xanax. J'ai fait tomber un cachet ovale bleu dans ma main et j'ai couru rejoindre Matt qui était agrippé au lavabo. L'eau dégoulinait de ses cheveux. Il s'est emparé du cachet, a mâché et avalé, grimaçant dedégoût. Je me tenais à côté de lui, hésitante. Il m'a souri d'un air mécontent.
Je méprisais mes émotions. J'ai essuyé mes larmes d'un geste rageur. Putain, je ne supportais pas de voir Matt - un homme qui affiche habituellement un air suffisant et autoritaire - dans un tel état d'égarement. J'ai aspergé son visage d'eau fraîche. Il a bu dans ses mains en coupe. Quand j'ai tenté de lui frotter le dos, il a serré les dents. Il était en feu.
- Matt, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? Qu'est-ce qu'il y a ? C'est... (j'ai hésité) je n'ai jamais vu de gueule de bois comme celle-là.
Matt est retourné se tasser dans le coin. Il a ouvert la bouche, puis il a bondi vers les toilettes et a vomi, accroché à la cuvette. Il avait l'estomac vide. Il n'avait plus rien à rejeter que de l'eau, de la bile et un tourbillon bleu de miettes de Xanax.
- Oh, putain, a-t-il maugréé.
Il a été pris de violents tremblements. Je lui ai saisi la main.
- Matt, ai-je dit, désemparée.
Il avait l'air de mener une lutte intérieure. Au bout d'un moment, il s'est forcé à se relever.
- Il faut... qu'on... aille à l'hôpital, a-t-il bégayé. (Il a fouillé mon regard. J'avais les yeux comme des soucoupes.) Ça va aller, Hannah, mais on d... doit y a... aller. Je... je suis en manque.
Il semblait à bout de forces.
J'ai lentement absorbé le sens de ses paroles. Manque d'alcool. J'aurais dû m'en douter, mais je n'avais jamais assisté à ça. Je n'avais pas imaginé... je n'avais jamais côtoyé un seul alcoolique avéré. Avant Matt.
- Ouais, d'accord, ai-je dit. (Je devais me montrer forte. Rester calme.) D'accord, je...
- Emmène... moi à la v... voiture, m'a pressé Matt, en esquissant un pas vers la sortie. Ton téléphone... Geneva General.
Son anxiété était contagieuse. Les battements de mon cœur se sont accélérés, mes mains tremblaient. Au moins, j'avais quelque chose d'autre à faire que de rester plantée à côté de lui et paniquer. J'ai aidé Matt à traverser le chalet jusqu'à la véranda. Il avomi sur la rambarde. Il portait toujours son boxer et ces vieilles pantoufles tristounettes. J'évitais de les regarder, de crainte de craquer. Je l'ai installé dans la voiture du mieux que j'ai pu, mais il s'est avachi sur le siège. En courant, je suis retournée chercher mes tongs et mon sac à main à l'intérieur.
L'hôpital de Geneva General se trouvait à six kilomètres. Mon téléphone sur les genoux, j'ai lu les directions tout en reculant dans l'allée si vite que j'ai arraché des branches.
J'ai pressé l'épaule de Matt.
- Ne t'en fais pas, ai-je dit. Nous y serons dans huit minutes. Cinq même. Je t'aime, Matt.
S'il m'a entendue, il n'a pas réagi. Il était roulé en boule contre la portière. À chaque bosse, il serrait les dents et retenait son souffle, mais il était hors de question que je ralentisse. J'ai conduit pied au plancher, projetant des graviers à chaque embardée. Le faisceau de mes phares rebondissait dans la nuit.
- C'est bon, ça va aller, répétais-je tandis que je regardais tour à tour la route et mon téléphone. Putain d'obscurité. Maudits panneaux !
- Là !
Quand j'ai viré vers North Street, Matt s'est retrouvé ballotté.
- Désolée, je...
Au moment où j'ai jeté un œil vers lui, j'ai écrasé la pédale de frein. Mon cri a résonné dans l'habitacle. Il convulsait, les yeux révulsés en arrière, et ses quatre membres étaient pris de secousses incontrôlables.
J'ai mis les gaz. Les pneus ont crissé. Lorsque nous sommes arrivés devant l'hôpital, Matt ne bougeait plus. J'ignorais ce qui était plus grave : les spasmes ou cette immobilité de mort. Il a été pris d'une nouvelle crise quand je l'ai tiré hors de la voiture. J'ai traversé le parking des ambulances en courant. Les lieux étaient baignés d'une lumière blanche sinistre. Mon Dieu, merci mon Dieu, merci pour cet hôpital.
Je me suis rendu compte que je priais en courant. Ne le prenez pas, je vous en prie ! Dieu, il est à moi !
J'ai fait irruption aux urgences. J'imagine que j'ai prononcé les bons mots, expliqué correctement la situation, mais je n'entendais rien d'autre que l'écho de ma frayeur et des hurlements. Mon cœur était resté dans la voiture auprès de Matt. J'ai regardé les ambulanciers l'allonger sur un brancard. Son beau corps inanimé. Puis il a eu une autre attaque. Des étrangers ont entouré le brancard. J'ai essayé d'atteindre Matt, mais ils l'ont porté à l'intérieur en toute hâte. En les suivant, je me suis cognée contre une infirmière.
- Mon amoureux ! ai-je hurlé d'une voix perçante, en tendant la main vers lui. Mon amoureux ?
- Mademoiselle, écoutez-moi. (L'infirmière m'a prise par les épaules. Impossible de lui échapper, elle était massive et ferme.) Pour l'instant, nous avons besoin de vous ici. Comment vous appelez-vous ?
- Hannah. Hannah Catalano.
J'ai regardé autour de moi pour la première fois. Un homme âgé et un couple d'âge moyen étaient assis dans le hall. Trois paires d'yeux posés sur moi.
- Très bien, et comment s'appelle votre petit ami ? Il a sa carte d'identité sur lui ?
L'infirmière m'a emmenée derrière la banque d'accueil. D'accord, là, c'était le bureau administratif. En entrant, je l'avais à peine vu, et j'avais failli grimper sur son bureau pour hurler qu'on vienne en aide à Matt. Je me suis laissée tomber sur une chaise fine en aluminium, les bras serrés autour de moi. Matt, mon Dieu, Matt.
Pendant un quart d'heure, j'ai répondu à des questions et rempli les documents, laissant la moitié vide par manque d'informations. La plupart me montraient à quel point je le connaissais mal. Au moins, je ne pleurnichais pas. Le peur et l'effroi bloquaient mes larmes.
- Que lui font-ils ? Ils peuvent arrêter les convulsions ? C'est... ?
L'infirmière a esquivé mes questions en posant les siennes.
- Il est sévèrement déshydraté. Savez-vous depuis combien de temps il boit ? Combien de fois a-t-il été désintoxiqué ? Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je ne sais pas !
Désintoxiqué, combien de fois...
J'ai revu sa main trembler quand je l'ai obligé à vider la dernière bouteille dans l'évier. J'ai eu envie de crier. Il connaissait sûrement la suite. Il était déjà passé par là, probablement plusieurs fois.
Vers 8 h, l'infirmière m'a remerciée.
- Je vous appelle dès qu'on l'a stabilisé, a-t-elle promis.
J'ai traversé le hall d'une démarche traînante. Des gens allaient et venaient. Les néons ronronnaient. De mon téléphone, j'ai cherché « manque alcoolisme » sur Google, et parcouru les résultats.
Pronostic vital engagé.
Plusieurs semaines de forte consommation d'alcool
Agitation, trémulation, delirium tremens... potentiellement mortel.
Hier, lorsque j'avais enlacé Matt, qu'il avait éjaculé dans ma main, était-ce la dernière fois ? Et si je le perdais, comment pourrais-je continuer à vivre ? J'ai parcouru ma liste de contacts. Ma mère, mon père, Chrissy, Jay, Pam, Nate. Ce serait bien de téléphoner à Nate. Mais où était-il ? Il passait peut-être la nuit à Geneva, même si j'en doutais. Il avait dû rentrer dormir chez lui.
- Hannah ?
L'employée de l'accueil me souriait.
- Vous pouvez aller le voir. Au bout du couloir, le premier lit à gauche.
Ma terreur est remontée en flèche.
- Merci, ai-je dit avant de prendre mes affaires et de longer le couloir en trottinant vers les soins intensifs.
La blancheur aseptisée de l'hôpital m'agressait les yeux. Autour de moi, je ne voyais rien d'autre que des monitorings, des lits et des rideaux. Je percevais des chuchotements et des grognements occasionnels. Les médecins et les infirmières, affairés, m'ignoraient. Premier lit à gauche. Personne ne m'a arrêtée lorsque j'ai écarté le rideau de séparation. Matt était allongé sur un lit, la tête inclinée. Des bandes de Velcro retenaient ses poignets et ses chevilles aux barreaux. Il avait une intraveineuse plantée dans un bras, un cathéter dans l'autre. La poche du goutte-à-goutte était à moitié vide. Il était endormi, ou peut-être inconscient. Un monitoring clignotait au rythme de ses signes vitaux.
La gorge serrée, je me suis approchée. Le chagrin m'oppressait. C'est moi qui avais provoqué ça. Je l'avais forcé à jeter tout son alcool, et son organisme avait cédé à la panique. Et en premier lieu, c'est à cause de moi qu'il avait recommencé à boire.
Quelqu'un lui avait mis une blouse claire à pois bleus et des chaussettes antidérapantes. Un tube ressortait de sa blouse. J'ai posé la main sur son torse.
- Matt ? ai-je murmuré, même si je savais qu'il ne m'entendait pas.
Il y avait une brochure à côté de son lit, intitulée Les Moyens de contention et les droits du patient.
Sans enlever la main de son torse, j'ai pris mon téléphone. J'ai écouté la tonalité.
Au moment où je me suis dit qu'il n'allait pas répondre, j'ai entendu un déclic puis la voix endormie de Nate.
- Bonjour, Hannah, tout va bien ?
J'ai éclaté en sanglots.Suite demain 😏