J'ai cessé de lire les nouveaux articles sur Matt après que la vidéo du spray au poivre était devenue virale.
Elle a été retirée de YouTube le week-end de sa parution, mais elle s'était déjà propagée partout. Un site l'a postée sous le titre M. PIERCE PROPOSE UN MANUSCRIT À UNE STRIP-TEASEUSE. Même Fit to Print proposait un lien vers la vidéo.
Je n'en ai pas parlé avec Chrissy. Il n'y avait rien à dire.
Juillet était passé, et je devais désormais m'efforcer de faire ma vie sans Matt. Jusque-là, j'avais autant espéré que craint qu'il revienne de force dans ma vie, mais j'avais rêvé. Rienn'arrangerait les choses. J'ai survolé les photos de Matt en me demandant qui diable était ce garçon. Un bel homme. Un étranger. Un menteur. Un auteur de best-sellers mondiaux. Un écrivain que j'avais admiré pendant des années. L'avais-je réellement tenu dans mes bras ? Avais-je rêvé notre histoire ? Comme un fantôme, il avait échappé à mon étreinte.
Depuis que j'avais changé de numéro, je ne recevais plus que des appels de ma famille. Ma nouvelle boîte de messagerie était vide, à l'exception des e-mails de Pam. D'après ma mère, Matt ne passait plus en voiture devant la maison la nuit.
Je me demandais ce que renfermait l'enveloppe que Matt avait voulu donner à Chrissy. J'ai regardé la vidéo jusqu'à l'écœurement. Je devais l'admettre, ça ressemblait vraiment à un manuscrit. Cette enveloppe, quel que soit son contenu, avait passé une bonne minute dans une flaque pendant que Matt la cherchait à tâtons sur le trottoir. Elle était probablement fichue.
Et Matt... Mon bel amant à quatre pattes, sans personne pour l'aider. Ses intentions avaient probablement été anéanties, elles aussi.
Enfin, notre histoire était bel et bien terminée.
Au travail, je me noyais dans les tâches que Pam me confiait. Je ne prenais jamais de pause. Je travaillais pendant l'heure du déjeuner, et j'emportais du travail à la maison. Quand j'avais mal aux yeux d'avoir trop lu, j'allais au club de gym et je galopais sur le tapis de course jusqu'à sentir que j'allais m'écrouler.
Et c'est ce que je faisais. Je rentrais chez moi, je m'écroulais, je me réveillais et je retournais au bureau.
Le vide en moi ne s'est pas comblé. Il s'est développé jusqu'à ce que j'aie l'impression de le sentir buter contre les limites de mon être. Je n'étais même plus l'ombre de moi-même. J'étais une ébauche - une évocation d'Hannah Catalano.
Je me disais qu'un jour, je ne serais même plus ça.
J'ai compris comment les gens s'effondrent.
J'ai compris pourquoi c'était dangereux de laisser quelqu'un devenir toute notre vie, et à quel point c'est impossible de l'empêcher. Ne me rejette jamais, avait dit Matt un jour. Comme si j'avais le choix.
Fin août, Pam a lancé un manuscrit sur mon bureau. C'était rare que Pam me donne un texte de la main à la main ; en général, je piochais directement dans l'énorme pile d'indésirables ou je trouvais mes missions de la journée sur mon bureau en arrivant.
J'ai saisi le manuscrit. Le Substitut, pas de nom d'auteur.
- C'est quoi ?
- Un manuscrit, a-t-elle répondu sèchement.
Euh, quand même, Pam... Je voyais bien que c'était un manuscrit.
- Bon... j'y jette un œil ? ai-je répondu.
- C'est le but. (Pam s'est attardée.) Au fait, il a été écrit par une dame du coin. Elle a cette merveilleuse habitude de ne pas inscrire son nom sur ses manuscrits.
Pam s'est penchée pour griffonner Jane Doe sur la couverture. Je l'ai scrutée sans y croire. La vache, Pam m'autorisait vraiment à lire le manuscrit de l'un de ses auteurs ? J'avais fait du chemin depuis la pile de textes envoyés par la poste. C'était une véritable besogne d'agent.
- Pam, je...
Elle m'a interrompue d'un geste.
- Ne va pas t'imaginer que ton opinion soit fonda-mentale. Contente-toi de lire le manuscrit. J'ai besoin d'une confirmation de ce qui est déjà évident pour moi.
Pam est sortie.
Bon, la confirmation... de l'évidence. Ça m'avait l'air bidon. J'ai tourné la page de couverture. J'avais deux explications plausibles. Soit Pamela cherchait à me donner du galon (et elle ne savait pas s'y prendre gentiment), soit elle avait réellement besoin d'un second avis sur ce manuscrit (et elle ne savait pas s'y prendre gentiment). Dans un cas comme dans l'autre, je devais l'aborder comme un test et faire en sorte que ma tête n'explose pas.
Deux heures plus tard, j'étais toujours plongée dans la lecture du manuscrit. J'avais repoussé mes autres documents sur le côté. Je me suis détendue dans mon fauteuil et j'ai posé mes pieds sur le bureau. Loin d'avancer à un rythme professionnel, je lisais comme une lectrice qui prend plaisir à se laisser absorber par le texte.
Le Substitut se situait dans le futur où, pour un certain prix, des gens pouvaient échapper aux difficultés de l'existence. Les examens, le divorce, la prison, les soins dentaires, les ruptures complexes, tout - personne n'était obligé de supporter tout ça, grâce au Projet Isaac. Le projet commençait par une découverte médicale dans les soins palliatifs, et se terminait par l'entreprise la plus révolutionnaire depuis le web. Un client téléchargeait sa conscience vers une cellule dormante et la remplaçait par celle d'un substitut, un professionnel qui vivait dans son corps pendant la durée de l'épreuve. Une fois la mission accomplie, le client retournait dans son corps et poursuivait sa vie sans souffrance.
En réalité, le roman racontait l'histoire d'un substitut en particulier - un bourreau de travail blasé qui passait plus de temps dans le corps des autres que dans son enveloppe d'octogénaire. Le substitut n'avait pas de vie personnelle à proprement parler. Il était creux.
Jusqu'à ce qu'un travail change tout.
Le substitut est téléchargé dans le corps d'un directeur d'entreprise fortuné. Sa mission consiste à mettre la femme de son client en face de son infidélité et de sa demande de divorce.
Sauf que le substitut échoue. Il voit la femme de son client à travers les yeux de son client, et...
...... il comprit que jamais il ne pourrait blesser cette femme. La douleur d'aucun de ses clients - des lâches et des fuyards, tous autant qu'ils étaient - n'avait jamais contenu autant d'émerveillement que cette femme.
Sa beauté ne cesserait jamais de la hanter.
J'ai surgi en trombe dans le bureau de Pam.
- Ceci...
Clignant des yeux, je me suis éclairci la voix et j'ai baissé les pages que je brandissais.
Pam m'a lancé un regard furieux.
- Tiens, Hannah, merci d'avoir frappé.
- Désolée, je...
- Continue. (Pam s'est adossée dans son siège en soupirant, faisant onduler son stylo sous mon nez.) Je t'écoute, puisque tu sembles être en peine de contenir ton émoi.
J'ai lissé ma jupe et pris une inspiration.
J'étais stupéfaite. La vache, je venais de débouler dans le bureau de Pamela Wing comme si j'étais chez moi. Mais ce n'était pas le plus choquant. Pour la première fois en bientôt deux mois, j'avais oublié mon malheur. J'avais oublié mon vide intérieur. Il me fallait la suite de ce récit.
- C'est...
- Ton éloquence ne cesse de m'étonner, Hannah.
- C'est très partiel, ai-je bredouillé.
- C'est justement observé. L'auteur m'a assuré que vingt pages supplémentaires suivaient
- J'aimerais les lire. Si vous êtes d'accord. (J'ai promené mon regard vers la fenêtre. Si elle croisait mon regard, elle verrait mon désespoir.) Le... protagoniste. Il me semble évident qu'il va s'approprier le corps de son client, vous savez ? Et...
J'ai senti le regard de Pam sur moi.
- ... et c'est un dilemme intéressant. Il y a tellement de non-dits. (J'ai dégluti.) La critique de notre comportement face à l'épreuve et à l'évitement. Et le consumérisme. La citation de Thoreau sur le désespoir est assez parfaite, aussi. Ça me semble très pertinent. Je veux dire, dans notre culture, les gens vivent réellement dans un désespoir latent, jusqu'à ce que quelqu'un ou quelque chose survienne et...
J'ai pincé les lèvres pour m'obliger à me taire. Comment en étais-je arrivée à vider mon sac devant ma supérieure ? Pam a arqué un sourcil. Elle avait l'air curieuse, pas implacable.
- Je pense que tu as raison, a-t-elle concédé.
C'est pertinent. Nous en parlerons plus longuement une fois que nous aurons lu la suite.
Je me suis apprêtée à sortir, mais je me suis arrêtée devant la porte.
- Mme Wing ?
- Mmm ?
J'ai indiqué le manuscrit.
- Vous ne représentez pas vraiment d'auteurs de science-fiction, si ?
- Non, mais je fais des exceptions pour mes auteurs bien établis.
Ses auteurs bien établis.
C'était donc vrai ; Pam m'autorisait à lire un texte d'une certaine importance. Pour la première depuis que je ne voyais plus Matt, j'ai imaginé que je devenais l'associée de Pam et de Laura. C'était mon rêve. Tout du moins, c'était le rêve de l'ancienne Hannah .
- Il y a tout de même quelques lacunes, ai-je repris au bout d'un moment. Surtout des petites omissions sur le concept qui mériteraient d'être expliquées. Mais c'est...
J'ai jeté un œil au manuscrit. Mon opinion personnelle avait-elle la moindre valeur ?
- Mme Wing, c'est ce que j'ai lu de plus captivant cette année.
Des petits bouts du Substitut sont arrivés toutes les semaines tout au long du mois de septembre. Je les lisais comme une camée qui saute sur sa dose. Je n'étais pas fan de science-fiction, mais Le Substitut ne se lisait pas comme de la SF.
C'était une histoire d'amour.
Comme je l'avais deviné, le substitut traque la femme de son client mais pas dans le corps de son mari. Pas un départ. Il invente des raisons de la rencontrer dans son propre corps âgé et dans celui d'autres clients. Il la retrouve en tant qu'homme, femme, enfant...
Il l'aimait à travers tous les visages de l'amour. Pour elle, les visages devaient être comme autant de façades, mais une unique vérité les reliait au fil de leur histoire.
Le substitut finit par manigancer son retour dans le corps du mari.
J'ai survolé la page avec avidité. Mais où allait-il comme ça ? Le vol de corps était un délit passible de peine de mort et, de toute façon, le substitut ne devait pas avoir les idées claires. Avait-il prévu de séduire cette femme depuis le corps de son mari ? Elle ne le connaissait même pas !
La scène devenait insensée. Le substitut était sur le point d'aller au lit avec la femme qu'il aimait, en faisant semblant d'être son époux. C'était complètement tordu et pourtant j'avais envie que ça leur arrive. Plus tard, il s'expliquerait, plus tard mais là...
- Hannah Catalano ?
Il y avait quelqu'un à la porte de mon bureau. J'ai retenu mon souffle. Cette voix, cette stature. J'ai aussitôt posé les pieds par terre et failli dégringoler de ma chaise. Mon Dieu, mais c'était...
Pas Matt.
Mais c'était lui ! C'était Matt avec quelques années de plus, des cheveux noirs et un sourire amical.
L'homme est venu vers moi en me tendant la main. Il portait un élégant costume sombre. Je me suis levée en titubant pour lui serrer la main.
- Oui, bonjour, ai-je dit.
Leur ressemblance était déroutante. Debout, je le regardais les yeux ronds, en battant des paupières.
- Nathaniel Sky. Appelez-moi Nate.
Je me suis lourdement assise.
- Je suis désolée, a-t-il dit. Je vous ai fait un choc.
Un choc ? Plutôt un gros coup derrière la nuque. J'avais le frère de Matt devant moi. Des souvenirs de Matt ont surgi dans ma tête comme un feu d'artifice. J'ai eu les larmes aux yeux. Le sourire de Nate, sa démarche gracieuse, sa présence imposante... c'était exactement Matt.
- Eh bien. (Il s'est éclairci la voix.) Je ne vais pas vous prendre trop de temps.
- Dé... désolée, je... désolée. Oui, non, euh, asseyez-vous, je vous en prie...
Oh, quelle belle phrase ! Avec un petit rire, Nate a incliné la tête. Ce geste m'a tellement fait penser à Matt que j'ai dû détourner le regard.
- Je suis venu vous demander un service, Hannah. Je peux vous appeler Hannah ?
J'ai hoché la tête. Manifestement, les phrases cohérentes n'étaient pas au menu.
Nate est resté debout. Il a contourné mon bureau pour poser sa grande main sur mon épaule. Par chance, son geste était cordial et rassurant, mais sa main ne m'a pas pas fait l'effet de celle de Matt. La main de Matt... exigeante, passionnée.
J'ai ôté mes lunettes pour me frotter les yeux. C'était incroyable comme, après presque trois mois, mes émotions étaient à vif.
- Je ne suis pas venu vous faire de la peine, a calmement déclaré Nate. (Comme je levais timidement la tête vers lui, il m'a souri avec douceur.) J'ai tellement entendu parler de vous. Je ne serais pas venu si j'avais une autresolution. J'ai besoin de votre aide. Vous avez certainement compris que c'est au sujet de Matt.
J'ai cligné des yeux.
- Comment va-t-il ? ai-je murmuré.
- Plutôt mal. (Nate a secoué la tête.) Plutôt mal, Hannah.
Il s'est tourné pour aller vers la fenêtre et regarder la rue. Comme il était de dos, j'ai rassemblé mes esprits. La vache, le patrimoine génétique était sérieusement biaisé en faveur de la famille Sky. Allez comprendre.
- Il boit. Je ne peux pas le dire autrement. (Il parlait à voix basse, avec beaucoup d'émotion.) Hannah, c'est mon frère. Mon petit frère...
Bizarrement, ça m'a rassurée de ne pas être la seule à court de mots. Nous avons gardé le silence un instant, en proie aux mêmes émotions.
- Que puis-je faire ? ai-je finalement demandé.
- Peut-être rien. Je ne sais pas. J'ai toujours réussi à le ramener à la surface. Pas cette fois.
Nate a de nouveau secoué la tête. Il avait l'air grave ; j'avais l'impression que nous parlions d'un homme mort. J'ai frissonné et mon cœur s'est serré. Allait-il aussi mal que ça ?
- Où est-il ? Que se passe-t-il ?
Quand Nate s'est retourné, nos regards se sont croisés.
- Je savais que vous l'aideriez, a-t-il dit. Il m'a tellement parlé de vous. Je me doutais que vous étiez...
Je ne sais pas ce qu'il allait dire, mais il n'a pas terminé sa phrase. Il a pris un air efficace, comme Pam. Je voyais bien que c'était plus facile pour lui que de céder à l'émotion.
- Bien. (Avais-je accepté quoi que ce soit ?) Il vit dans le chalet de notre oncle, dans le nord de l'État de New York. Je vous ai réservé un aller simple pour l'aéroport le plus proche et une voiture de location. Tout est modifiable, en termes de dates, mais je ne vois pas de raisons...
- Attendez, quoi ?
Nate a sorti une pochette de la sacoche de son ordinateur portable et a étalé desdocuments sur mon bureau. Avec le plus grand sérieux, son regard est passé de moi aux papiers.
- J'ai libéré votre planning avec Pam, ne vous en faites pas. Nous avons discuté tous les deux. C'est dans notre intérêt à tous les deux, lequel est...
- Excusez-moi ? Écoutez, je...
Ça devait être une blague. Ma peur se changeait peu à peu en incrédulité. Le frère de Matt venait d'entrer d'un pas tranquille dans mon bureau et me forçait à prendre un avion pour New York dans le but de sauver son alcoolique de frère (qui faisait Dieu sait quoi dans un chalet paumé), et bien sûr, avant de me proposer son plan cinglé, il avait parlé avec mon employeur et arrangé mon emploi du temps...
- ... pour vos dépenses personnelles, poursuivait Nate, vos frais de voyage, tout ce dont vous avez besoin en plus de la voiture et du billet. J'ai noté mes coordonnées. Je tiens à ce que vous gardiez le reste, car je suis conscient de la gêne occasionnée.
J 'ai porté mon regard de biche égarée sur l'enveloppe que Nate déposait entre mes mains. Sans réfléchir, j'ai fouillé dans l'enveloppe. Des gros billets tout neufs. Bon d'accord, je les ai comptés. Mille, deux mille, trois mille...
- Cinq, a murmuré Nate.
J'ai brusquement redressé la tête. Mon Dieu, cette somme n'était pas destinée à couvrir des frais de déplacement. C'était un pot-de-vin.
Nate s'est dirigé vers le couloir, laissant l'argent entre mes mains et les informations de voyage sur mon bureau. La colère me paralysait. C'était une chance pour Nate, parce que sinon je lui aurais planté des agrafes dans le crâne.
- Je vous appelle, a dit Nate. Je reste quelques jours en ville. Appelez-moi si vous avez des questions. Hannah, je savais que vous m'aideriez. La façon dont Matt parle de vous...
Il exposait de nouveau sa vulnérabilité avec candeur. Ce salopard aimait son frère, au moins, qui se trouvait être lui aussi un salopard. J'ai eu une image fugace de Matt etde Nate discutant ensemble. Conspirant ? Avaient-ils imaginé ce stratagème pour que je me jette dans ses bras ? Non, impossible. Matt buvait. Matt était en danger. J'avais besoin de réfléchir.
- Vous êtes pareils, ai-je fulminé.
Nate m'a jeté un regard par-dessus son épaule.
- Bien évidemment. (Il a souri et haussé les épaules.) Nous sommes frères.Chapitre riche en émotions encore une fois suite demain