Avec Hannah, nous nous comprenions sans parler.
J'allais vivre avec elle à Denver.
- C'est ici, a-t-elle déclaré en souriant devant un immeuble d'angle sans prétention.
J'ai payé notre taxi et soulevé la cage de Laurence. J'ai tiré nos valises sur le trottoir. C'était un petit bâtiment résidentiel qui était, en toute franchise, hideux. Des balcons frêles ressortaient des murs de brique marron. À l'intérieur, nous avons dû porter nos bagages jusqu'au deuxième étage.
- Je n'ai pas eu... tellement le temps, a dit Hannah en ouvrant la porte.
Qu'avait-elle fait de ces trois mois ? Son appartement était rudimentaire. J'ai posé la cage de Laurence sur le sol du salon. Un salon ? Une salle de séjour ? Seulement meublé d'une lampe et d'une « table » constituée d'une planche de contreplaqué et de quatre parpaings, c'était difficile à dire.
J'ai fait le tour des pièces vides. Pas de table de cuisine. Deux assiettes dans le placard. Une autre petite pièce entièrement vide. Les seules traces de vie se trouvaient dans sa chambre : des livres, un matelas à même le sol, un calendrier au mur. Je me suis éclairci la voix. Elle se tenait hésitante dans le couloir, et m'observait.
- C'est... (j'ai survolé l'espace à la recherche d'une qualité qui rachète le reste) sympa, les hauts plafonds.
Hannah a éclaté de rire. Elle m'a serré dans ses bras et je l'ai soulevée.
- Tu es là, Hannah, ai-je dit, la bouche dans ses cheveux. C'est là que je veux être.
C'était vrai ; je ne supportais pas de penser à mon immense appartement moderne et toutvide. Je ne voulais même pas entendre parler de mon mobilier ni de mon équipement. J'avais envie de repartir à zéro avec Hannah.
- J'ai lésiné sur la déco, a-t-elle admis. Mais maintenant, je vais tout aménager. Et je vais cuisiner aussi. Faut que tu engraisses.
Quand elle m'a donné un petit coup dans les côtes, j'ai esquissé un petit sourire.
- Engraisse, toi aussi, tant que tu y es.
- Ah oui. (Elle a reposé les pieds sur le sol.) J'ai un peu perdu l'appétit... avec toute ça.
- Mm. Tu t'es coupé les cheveux aussi. (J'ai ébouriffé ses boucles alourdies par les produits coiffants. Hannah m'a regardé en clignant des yeux.) J'aime bien, mon oiseau. Ça me plaît beaucoup.
Elle a poussé un soupir de soulagement.
J'ai poursuivi ma visite de l'appartement avec l'impression d'être un fantôme. J'avais du mal à maîtriser mes changements d'humeur. Les hauts étaient trop hauts et les bas, trop bas. Était-ce dû au Librium ? Je me sentais complètement disloqué. Hannah me suivait, peut-être en se sentant perdue elle aussi.
- Quoi ? ai-je murmuré.
Elle me fixait de nouveau. J'avais la certitude que je n'avais rien de séduisant. Je devais au moins récupérer ma garde-robe au plus vite. Je portais mon vieux jean et un col roulé thermique bleu.
- C'est juste... surréaliste. Quand même, M. Pierce se balade chez moi.
- Matt Sky, l'ai-je reprise, ce salopard complètement givré qui te sert de petit copain.
Je n'avais pas prévu de déclencher un si beau sourire, mais je pense qu'elle n'a retenu que le mot « petit copain ». Elle s'est jetée à mon cou et m'a embrassé férocement. Mon cœur a protesté en battant à un rythme irrégulier. Merde, j'étais affaibli. J'avais failli m'évanouir après notre partie de jambes en l'air chez Nate. Quelle humiliation !
- Mon trésor, je...
Hannah a passé une jambe en crochet autour de mes fesses et s'est frottée contre mon entrejambe.
- Oui ?
- Je... je sais ce qui manque à cet appartement, ai-je dit en la détachant de moi.
- Quoi ?
J'ai passé la main sur le mur nu, terne et taché.
- Un peu de couleur, ai-je dit en lui souriant.
Un peu de couleur. Il s'est avéré que c'était bien peu dire.
La semaine suivante, quand je ne dormais pas à cause des médicaments, nous peignions l'appartement. Je l'ai laissée tout choisir - mais rien payer. Elle raffolait des couleurs vives. Nous avons peint la pièce principale en turquoise, la cuisine en jaune, la chambre en bleu, la salle de bain en rose et la « bibliothèque-bureau-salle de travail », comme nous l'avions surnommée, en vert pomme.
Hannah se donnait un mal fou pour me convaincre de partager les dépenses. En retour, je la menaçais d'acheter tout ce qu'elle regardait, littéralement.
Dans un magasin d'antiquités, je l'ai surprise à rire devant une lampe-clown.
.- Ça ? ai-je fait, l'air intrigué. C'est le genre d'objets qui filent des cauchemars, mais comme tu refuses de me dire ce que tu veux vraiment...
- Matt ! s'est-elle écriée en me rattrapant avant la caisse. D'accord, c'est bon. Pas celle-là, ça ! a-t-elle ajouté en me tirant le bras.
Nous avons recouvert le parquet éraflé de tapis colorés. Nous avons fixé des lampes de chez Restoration Hardware dans toutes les pièces - des lustres en forme de cage d'oiseau vintage, le Foucault Iron Orb - et comblé toutes les surfaces vides avec des babioles, des lampes d'appoint et des bougies.
C'est que nous ne manquions pas de surfaces.
J'ai laissé Hannah choisir un îlot de cuisine chez Williams-Sonoma et une belle table ronde avec chaises assorties d'Ethan Allen... ainsi qu'un cadre de lit turquoise, des tables basses grises, une baignoire à pattes de lion, des miroirs arqués de chez West Elm, un canapé à boutons en velours de chez Couch et à peu près tout le magasin Anthropologie, quisemblait être le magasin préféré d'Hannah. Nous avons acheté des dizaines d'assiettes peintes à la main, des dessus de lit et des housses Rivulets, une commode vintage, des rideaux en dentelle, des coussins imprimés, des patères en forme d'animaux et des nouvelles poignées pour tout (même pour la cabane de Laurence).
Une fois aménagé, l'appartement ressemblait à un croisement entre une caravane gitane et une tente de médium. Tout était dépareillé. Vraiment tout. Il n'y avait pas deux poignées de porte, deux coussins, deux étagères ni deux cadres de photo identiques. Hannah adorait ça. Et moi, j'aimais la voir heureuse. Nous avons écrit « le nid » avec des patères en forme de lettres dans l'entrée. Nous avons beaucoup ri en décorant notre logis. Nous avons pas mal glandé aussi. Je crois que j'étais presque heureux, sauf quand Hannah devait aller travailler.
Je la suivais pendant qu'elle se douchait et s'habillait.
- Mon ombre adorée, disait-elle en m'embrassant longuement avant de sortir.
J'étais tout, sauf adorable en son absence. À cause du Librium, je faisais un somme, puis j'errais dans l'appartement avec la nausée.
Écrire était hors de question.
Hannah a accordé un soin particulier à l'aménagement de notre « bureau », me demandant de choisir le bureau et de faire venir toute ma bibliothèque, mais ça ne m'a pas inspiré. Rien ne m'inspirait. La plupart du temps, j'évitais cette pièce. En réalité, tout ce que j'ai écrit, c'est une lettre à Wendy. Je l'ai remerciée pour ses transcriptions et j'ai joint un chèque. Indemnité de licenciement, j'ai appelé ça. Je me suis excusé d'être parti précipitamment et j'ai promis de retourner la voir un jour.
Encore un détail de réglé. Et ensuite ? J'avais l'impression d'être un chien qui attend le retour de son maître. À 17 h, je me postais sur le balcon en cherchant Hannah des yeux.
Un jour, je me suis mis en tête de la suivre jusqu'à l'agence. Je pensais me sentir mieux en restant près d'elle. Je l'ai filée jusqu'à l'intérieur de l'immeuble et je me suis échoué sur un banc, dans le hall. Évidemment, Pam m'a trouvé là.
- Matthew. (Elle m'a regardé d'un air interrogateur.) Quel plaisir de te voir !
- Euh, salut, Pam.
J'ai trituré le poignet de mon pull.
- Es-tu... (Elle a jeté un coup d'œil dans le hall désert.) Tu veux me voir ?
- Non, je suis là comme ça.
- Ah ! a fait Pam en battant des paupières.
Mais va-t'en, Pam ! J'ai compté combien de secondes elle allait laisser passer avant de m'interroger sur mon roman, mais elle n'a rien demandé.
- Bon, je suis très heureuse de t'avoir revu.
Elle m'a tapoté-pressé l'épaule. Je commençais à haïr ce geste. Rien de tel pour signifier Je te considère comme un invalide.
Comme si ça ne m'avait pas suffi de tomber sur Pam, un groupe de visiteurs a pénétré dans le hall quelques heures plus tard. C'étaient pour l'essentiel des étudiants, probablementen cours d'écriture créative. J'ai pivoté vers le mur. Le guide a commencé à parler d'une voix monocorde :
- L'agence Granite Wing fait partie des lieux symboliques de la littérature à Denver. Elle a été fondée...
- Oh, mon Dieu, s'est exclamé une étudiante. (Des bruits de pas se sont rapprochés. Une jeune femme s'est arrêtée pratiquement sur mes pieds.) Êtes-vous... ? C'est pas possible... ! Mais c'est M. Pierce !
Le groupe de visiteurs m'a encerclé comme un banc de piranhas en sortie culturelle. Le Librium ne me faisait plus d'effet et j'avais laissé le Xanax à l'appartement. Globalement, j'étais foutu. Je n'entendais rien d'autre que M. Pierce, M. Pierce, M. Pierce. Ces petits cons ne pouvaient pas le deviner, mais mon nom de plume me provoquait désormais des angoisses. Je ne voulais plus jamais l'entendre. Il me renvoyait à la perte d'Hannah et me donnait l'impression que j'allais encore la perdre.
- S'il vous plaît, ai-je marmonné, les oreilles bourdonnantes.
Même le guide sollicitait mon attention.
- Laissez-le tranquille !
La voix d'Hannah a résonné dans le hall. J'étais debout, dans le coin, tourné vers le mur, la tête dans les mains.
Hannah s'est heurtée au groupe et a chargé la jeune femme qui s'est cognée dans le mur. Elle m'a prise dans ses bras.
- Viens, mon bébé.
Elle m'a emmené dehors.
Après cela, j'ai rarement quitté notre domicile. Hannah veillait à ne pas évoquer mon travail d'écriture, bien que je l'aie vue feuilleter mes pages à plusieurs reprises. Elle supposait certainement que j'écrivais à l'ordinateur. Je n'ai pas cherché à démentir.
Nous regardions des films ensemble, nos préférés à l'un et à l'autre : Légendes d'automne, Wonder Boys, Will Hunting.
Nous nous faisions la lecture.
Hannah a voulu m'apprendre à cuisiner. Avec moi, les côtelettes de porcs panées terminaient sur le sol, recouvertes de farine.
Chrissy s'est « excusée » de m'avoir vaporisé le visage. (« Tu le méritais », a-t-elle dit. « Je sais », ai-je répondu.)
Nous baisions dans tous les coins de l'appartement - sous la douche, sur le canapé, au lit, contre les murs. Je savais que je n'étais pas comme avant, bien sûr, et Hannah sentait le changement.
D'une part, le silence avait remplacé ma boulimie de grossièretés. Hannah devait m'exhorter à dire quelques mots. D'autre part, j'étais incapable de la malmener à présent.
J'avais peut-être encore mauvaise conscience. Je ne sais pas.
J'attendais toujours d'avoir le déclic, mais ça ne venait pas, et plus ça tardait, plus j'étais nerveux. Pendant combien de temps ma libido fade satisferait Hannah ? Elle n'en parlait pas, mais elle redoublait d'efforts pour m'inspirer. Elle se trémoussait dans l'appartement en string et bustier. Elle faisait le ménage en jupe sans rien en dessous, et se penchait par-dessus toutes les surfaces possibles. Elle dormait nue. Tous les matins, je me réveillais en érection, tout contre sa peau douce.
J'avais de la chance.
Et j'étais malheureux.
Quand Hannah partait travailler, elle emmenait toute ma joie avec elle, et le vide qu'elle laissait en moi était ma plus grande misère.
Quand je me suis réveillé, le samedi, l'appartement était vide.
J'ai bondi de pièce en pièce, en proie à une crise de panique modérée.
- Où est Hannah ? ai-je demandé à Laurence.
J'ai essayé son portable. Après plusieurs sonneries, je suis tombé sur la messagerie. J'ai enfilé un peignoir avant de sortir sur le balcon pour scruter la rue. Le soleil de novembre était trompeur. J'ai frissonné en faisant les cent pas. À midi, j'étais toujours sur le balcon, et je devais ressembler à un clochard quand Hannah a surgi sur le trottoir. Dès qu'elle m'a vu, elle m'a fait un geste de la main.
- Rentre ! a-t-elle ri. (Elle portait deux sacs.) Il gèle !
Je suis rentré en traînant des pieds, et je suis allé l'attendre sur le palier. Après avoir grimpé les marches quatre à quatre, elle m'a embrassé sur la bouche.
- Salut, ai-je dit au bord de ses lèvres
Elle a gloussé pendant que j'essayais de la coincer contre le mur.
- Rentre, a-t-elle murmuré dans un souffle, avant de m'échapper.
Je l'ai suivie à l'intérieur et je l'ai aidée à enlever son manteau. J'ai tourné autour de ses sacs de commission dans l'espoir de voir ce qu'ils contenaient.
- Je t'ai appelée. Où étais-tu ?
- Partie faire des courses secrètes.
Elle a foncé dans la chambre et est revenue avec un sac. Elle a sorti une boîte de cupcakes artisanaux. Ils étaient recouverts d'un épaisglaçage - d'ailleurs, il y avait plus de glaçage que de gâteau. J'ai souri quand elle m'en a tendu un.
- Joyeux anniversaire, Matt, a-t-elle chuchoté.
J'ai cligné des yeux, un peu perdu. Anniversaire ? Ma montre et mon téléphone étaient dans la chambre. J'ai vérifié le calendrier de la cuisine : 9 novembre.
- Putain de merde, ai-je marmonné.
- Tu as oublié que c'était ton anniversaire, pas vrai ?
Hannah a pris mon visage entre ses mains et m'a embrassé fougueusement. Sans regarder, j'ai posé mon cupcake sur le plan de travail. Je l'ai enlacée.
- Je crois que oui, ai-je murmuré en l'embrassant dans le cou.
Elle a baissé mon peignoir sur mes épaules. Hannah portait une robe-pull moulante et des leggings. Sa tenue mettait son beau corps en valeur. Elle m'a adressé un sourire coquin et sensuel.
- J'ai un autre cadeau pour toi.
Me prenant par la main, elle m'a entraîné vers la chambre. Je l'ai suivie, le regard rivé sur ses hanches qui se balançaient de droite à gauche. J'avais gagné la fellation de ma vie, j'en étais sûr.
Jusqu'à ce qu'elle se mette à farfouiller dans son autre sac. Elle semblait mal à l'aise.
- Tu veux bien enlever ton caleçon ?
Elle m'a jeté un coup d'œil.
- Euh... oui.
J'ai baissé mon sous-vêtement sur mes cuisses. Soudain, la situation était gênante. Hannah était totalement habillée et j'étais devant elle, à moitié en érection, entièrement nu, et pas qu'un peu confus.
Elle a trituré un emballage et a sorti un bandeau du sac. Oh... Nous n'avions rien tenté de coquin depuis... depuis quatre mois, quand je l'avais attachée à mon lit. Me croyait-elle capable de ça maintenant ? L'étais-je ?
- Je vois, ai-je fait en riant nerveusement.
- Vraiment ?
Ses yeux brillaient de malice