Ma vie a implosé le lundi.
Hannah m'a envoyé un e-mail le mercredi.
À ce jour, j'ignore ce que j'ai fait le mardi. Le premier de mes jours de perdition.
J'ai relu l'e-mail d'Hannah tant de fois que je le connais par cœur.Objet : (pas d'objet)
Expéditeur : Hannah Catalano
Date : Mercredi 10 juillet 2013
Heure : 19 h 20
Matthew,
Je vais essayer d'être brève,
Je ne suis pas venue lundi et tu sais pourquoi. Tu as dû finir par comprendre que je ne te répondrai pas au téléphone, ni aux SMS, ni aux e-mails.
Je te demande d'arrêter d'essayer de me contacter. Je te prie de ne pas chercher à me voir. J'aimerais te dire « c'est fini », mais ça n'a jamais vraiment commencé.
Je garde mon travail à l'agence en dépit du bon sens. Je t'écris dans le seul but de te demander de ne pas chercher à me voir au travail. J'aime ce boulot et j'en ai besoin.
Si tu as un tant soit peu de respect pour moi (je me le demande), prouve-le en me laissant tranquille. Si tu me harcèles à l'agence, je serai obligée de démissionner. Ne m'oblige pas à en arriver là.
Hannah CatalanoSa signature était si formelle - Hannah Catalano - que je sentais sa froide colère faire barrage entre nous. Elle n'était pas mon Hannah, mon petit oiseau, ma salope. Elle ne l'avait jamais été.
'ai passé le restant de la semaine chez moi. J'ai dressé des listes. J'ai fait une liste de moyens de récupérer Hannah. J'ai fait une liste d'excuses. J'ai même fait une liste de requêtes spéciales destinées à attirer son attention : j'ai un cancer, j'ai oublié quelque chose chez toi, j'ai perdu Laurence.
Il faut l'admettre, ces mensonges étaient minables et pathétiques, mais l'essentiel était que je me creuse la tête. À force de chercher, j'allais trouver une solution.
J'envoyais des e-mails et je téléphonais à Hannah plusieurs fois par jour, bien qu'elle m'ait demandé de ne pas chercher à la joindre. Je devais me battre. C'est ce qu'elle attendait de moi. À sa place, j'aurais souhaité qu'elle se batte pour moi. Je savais aussi qu'avec les mots justes, ou en tombant au bon moment, elle me reviendrait. Il fallait juste que je ne laisse pas tomber.
Un déluge d'appels et d'e-mails me tombait dessus - de Pam, de mes frères, de mon oncle, de mon psychiatre -, mais rien de plus de la part d'Hannah. Je les ai tous ignorés.
.J'ai osé mettre le nez dehors au bout d'une semaine. Je pense que c'est là que j'ai « agressé » le journaliste. Les articles ont grossièrement exagéré les faits. En toute honnêteté, je ne me souviens pas exactement de ce qui s'est passé mais j'ai du mal à croire que j'ai frappé un homme au point de « mettre sa vie en danger ».
Saletés de journalistes.
Je sais que c'est arrivé vers midi. Je me souviens de la chaleur presque irréelle. Je mourais de faim, la tête me tournait et j'allais chercher de la litière pour Laurence à l'épicerie. J'ai le souvenir qu'un homme criait mon nom.
- Matthew Sky ! Par ici ! M. Pierce !
J'ai accéléré le pas pour lui échapper.
- Matthew, hé, Matthew Sky, là !
Il me poursuivait en criant mon nom. Je me souviens de m'être dit que cette ordure tenace pouvait être le journaliste qui avait accosté Hannah à l'agence. Il était éventuellement la raison pour laquelle elle n'était pas venue me voir. La raison pour laquelle je n'avais pas eula chance de m'expliquer. Car j'avais des choses à expliquer. J'avais besoin d'une seule chance.
J'avais besoin de pleurer avec elle. De la tenir dans mes bras.
Ce journaliste, il était allé la trouver. Il l'avait arrêtée dans le hall. Il avait tout fichu en l'air.
Ensuite, je me souviens d'avoir remonté le trottoir en courant. J'avais mal aux poings et ils étaient chauds et mouillés. J'ai couru jusque chez moi, j'ai verrouillé ma porte, je me suis lavé les mains et j'ai pris un bain.
L'avocat de mon oncle s'est occupé de la plainte pour agression. Puis, sans que je l'aie encouragé à le faire, il a intenté un procès en diffamation destinée à faire couler Fit to Print.
Depuis ça, je ne sors plus que la nuit. Je porte un sweat dont je remonte la capuche, des lunettes de soleil et des baskets. Je pouvais échapper à tout. Où que je me rende, j'y allais en courant. Je galopais jusqu'aux cabines téléphoniques pour appeler Hannah. Je passais devant chez elle en voiture. Je ne prenais que des douches froides et je ne mangeais que lorsque la faim devenaitinsoutenable. Je sautais sur place jambes écartées dans le salon. J'étais parti pour arranger les choses avec Hannah. Je devais entretenir ma forme.
Au bout d'une autre semaine, j'ai téléphoné à Pam.
- Matthew ! Tu devrais lire tes e-mails de temps en temps. Je t'en ai juste envoyé une vingtaine.
Je trottinais dans mon appartement, le téléphone à l'oreille. J'étais toujours prêt à courir. Quand Hannah appellerait, je serai prêt à aller la rejoindre en courant, et rien ne m'en empêcherait.
- Salut, ai-je fait, essoufflé. J'ai reçu tes e-mails. Je n'ai pas eu le temps de répondre.
- Trop occupé à limiter les dégâts ?
- Un truc comme ça. (Je tournais autour de l'îlot de la cuisine.) J'appelle à propos d'Hannah.
- Hannah ? Que veux-tu savoir ?
- Comment va-t-elle ?
- Tu ferais mieux de me demander comment je vais moi, a-t-elle rétorqué d'une voix sèche.
J'ai arrêté de trottiner. Je me suis ressaisi, agrippé au comptoir. J'étais à bout de souffle.
- Pourquoi tu ne veux pas me donner des nouvelles d'Hannah ? Que se passe-t-il ?
- Hannah va très bien. C'est une assistante de premier ordre. Tu écris en ce moment ? Je ne pourrais pas te reprocher...
- Pourquoi tu mens ? (Je me suis assis sur le sol de la cuisine. Putain, j'avais besoin de m'hydrater.) Comment va-t-elle ? Elle est là ?
- Matthew. Je ne sais pas ce qui se passe, mais je refuse d'entrer dans ton jeu. Hannah est ton amie. Si tu as besoin de lui parler, parle-lui. Je suis ton agent. Je me fais du souci pour toi. Il faut que nous discutions de deux...
- Tu as parlé au journaliste ?
- Pardon ?
- Tu es en contact avec lui ? Le journaliste ? Et Hannah ?
- Bon, il faut que tu...
J'ai raccroché.
Putain.
J'ai bu une bouteille d'eau cul sec et j'ai éclaté de rire. J'ai imaginé de quelle manière Hannah se moquerait de moi si elle était là. Nous riions beaucoup tous les deux. Ça se passait vraiment bien entre nous. Nous riions sur Laurence. Et le soir où j'ai branché la webcam et qu'elle m'a demandé si j'étais nu, nous avons même beaucoup ri.
- Tu es un drôle de petit oiseau, ai-je dit, en secouant la tête, le sourire aux lèvres.
J'ai entrepris de lire les nouvelles sur Internet. L'équipe de Fit to Print en pinçait toujours pour moi. Ou plutôt, ils bandaient encore plus fort qu'avant. Ils imprimaient tout ce qu'ils trouvaient à mon sujet.
J'ai écrit de longs e-mails soignés à Hannah pour clarifier les faits.
En parlant de bander, fort heureusement, ça ne m'arrivait plus. Même si j'avais essayé, je crois que je n'aurais pas pu la lever. Mais je n'ai pas essayé. L'excitation n'aurait fait que me détourner de l'essentiel.
J'ai imprimé les e-mails que j'ai écrits pour Hannah, et je les ai rangés dans une enveloppe kraft. Je commençais à me demander si elle n'avait pas bloqué mon adresse. Si elle les avait lus, elle m'aurait appelé. Je tapais et imprimais des lettres pour elle. Je tenais quotidiennement un journal adressé à Hannah. Parfois, je déblatérais sur plusieurs pages, décrivant son physique et ses rires. Je m'excusais. Je revenais sur mes excuses sous le prétexte que je recommencerais. Je lui parlais de Laurence. Je décrivais le journaliste et la prévenais de ne pas l'approcher.
J'ai également poursuivi seul l'histoire de Cal et Lana. Rien n'était terminé. Tout allait dans l'enveloppe kraft.
Trois semaines se sont écoulées, et à mesure que le temps passait, il me semblait de plus en plus impératif de lui remettre mes documents. J'avais besoin de voir Hannah. Mes frères et mon oncle me téléphonaient et m'écrivaient sans relâche. Mais que me voulaient-ils, bordel ? Je n'étais pas encore prêt à leurrépondre, et leur attention conjointe me rendait nerveux. Je devais rester concentré.
Je n'avais pas vu Hannah, mais je savais que je n'étais pas loin de la récupérer. Si seulement je pouvais lui remettre l'enveloppe. Toutes les explications se trouvaient dans les lettres.
Bethany m'a envoyé un SMS le 29.
Je suis à Denver, chez une amie. Je passerai prendre mes affaires vendredi. Ne viens pas à l'appartement du week-end.
En d'autres circonstances, le ton de Bethany m'aurait agacé, mais j'avais autant envie de la croiser qu'elle avait envie de me voir. De plus, j'étais en mission. Le mois d'août débutait dans deux jours et je préférais crever que de tourner une autre page du calendrier sans Hannah. Je suis allé chercher les affaires de Bethany dans le coffre de ma voiture et je les ai empilées dans le salon. Je n'avais pas envisagé de traîner Bethany en justice, même si j'aurais pu. C'était elle la source, je le savais, et nous avions signé un contrat de confidentialité - mais le mal était fait, et un procès aurait attiré un regain d'attention des médias.
J'ai rangé quelques affaires dans un sac et je me suis installé dans une suite de l'hôtel Brown Palace, à côté de chez moi. J'ai pris mon enveloppe kraft avec moi. À la dernière minute, j'ai glissé mon portrait d'Hannah dans l'enveloppe.
Je savais ce que j'allais faire. Je ne pouvais pas faire confiance à Pam et je n'osais pas aller chez les parents d'Hannah, où son père risquait de m'accueillir avec un fusil à pompe. Si je l'envoyais par la poste, il y avait des chances pour qu'Hannah la jette à la poubelle. Qui plus est, j'avais besoin de parler à quelqu'un qui soit en mesure de me donner de ses nouvelles. Vendredi soir, j'ai revêtu un jean et un tee-shirt simples, et bien sûr des baskets. J'ai fait un jogging dans la chambre d'hôtel pour me mettre en condition. J'avais un bon plan. Enfin, un bon plan.
Mon téléphone a sonné. Encore mon frère, putain.
- Nate, ai-je grommelé. Écoute, tu veux bien arrêter d'appeler ce...
- Salut, mec. Enfin tu décroches.
Je me suis tu. J'ai vu le visage de Nate. Chaleureux, ouvert et posé. Nate était mon frère aîné, Seth était le second et j'étais le plus jeune. Nate avait toujours été le meilleur de nous trois. Il avait fondé une famille, il menait une brillante carrière et son charisme naturel séduisait tout le monde.
Quand j'ai fait ma dépression à l'université - et pendant toute ma période de descente aux enfers -, c'est Nate qui m'avait accompagné, avec tendresse et sans me juger. Seth et mon oncle voulaient juste que je redescende sur Terre. (Ils ont essayé.) Au bout du compte, c'est la bonté de Nate qui m'avait guidé sur la voie de la sobriété - et de la raison.
- Salut. (Je me suis assis au bord du lit.) Je suis un peu...
- Je sais, tu es occupé, a gentiment terminé Nate.
Puis il a ri. D'un rire paresseux et sympathique. À côté, je devais passer pour un hystérique.
- Ouais, plus ou moins. J'ai un truc à faire, là
J'ai tapé l'enveloppe sur mon genou.
- J'ai une idée pour toi, mec.
- As-tu parlé avec des journalistes ?
- Mais non. Bon, écoute-moi, Matt.
Je me suis levé pour arpenter la pièce.
- Ils racontent toutes sortes de choses à mon sujet. Tu as lu leurs articles ? Sur Internet.
- Mais non, je ne lis pas ces conneries. J'ai une super idée.
- Ah bon ?
- Oui, tu nous manques, mec. À moi, à Seth, aux gosses. À notre oncle. Que dirais-tu de quitter Denver un moment ?J'ai serré l'enveloppe dans ma main. Quitter Denver ? Je me suis remis à trottiner entre le bureau et la porte.
- Peux pas. J'ai des trucs à faire ici.
- Comme quoi ?- Des détails à régler, ai-je dit. (La sueur a perlé au ras de mes sourcils.) Faut vraiment que je le fasse.
- Des détails à régler ? Du calme, mec. J'ai du mal à te suivre.
- Il y a des trucs ici. Je ne peux pas partir. Je dois faire en sorte que certaines choses se produisent.
- Matt ? Écoute, j'aimerais vraiment que tu viennes nous voir. Fais une pause, prends du temps pour toi.
- Je ne peux pas partir ! ai-je rétorqué.
- Bien sûr que tu peux. Prends le temps qui te faut, et après tu viens nous voir. La maison de notre oncle est inoccupée depuis le début du printemps. Tu peux...
- Arrête ! ai-je crié d'une voix nerveuse.
Il fallait que je lui parle d'Hannah. Il essayait de m'éloigner d'elle. Putain, il avait parlé au journaliste. Et peut-être même à Pam.
- Mec, où es-tu ? Tu es chez toi ?Je me suis précipité vers les fenêtres de l'hôtel pour tirer les rideaux.
- Pourquoi tiens-tu à le savoir ? ai-je murmuré.
- Matt ? Je t'entends mal. Attends, je vais...
J'ai coupé la communication et lancé le téléphone sur le lit. Merde, Nate était à Denver ? Était-il venu pour m'empêcher d'agir ?
Quand j'ai quitté la chambre, j'avais des sueurs froides. J'ai roulé jusqu'à Boulder, un œil sur le rétroviseur, en respectant la limitation de vitesse. Je tenais l'enveloppe kraft sur mes genoux. Pitié, pourvu qu'elle soit là ce soir. Le temps pressait. Je le sentais.
J'ai traversé l'un de ces orages d'été capricieux typiques du Colorado. Parfait. Le vent poussait ma voiture et la pluie qui tambourinait contre ma vitre m'empêchait de m'entendre penser. Au moins, ce n'était pas de la grêle. Je me suis garé sur Pearl Street, et j'ai abrité mon enveloppe sous ma veste à capuche. Tandis que je remontais l'allée au-dessus de laquelle le panneau DYNAMITE brillait comme un phare, des souvenirs me revenaient. Tout en riant, j'ai arpenté la ruelle.Mon Dieu, j'avais envie de me donner une tape dans le dos. J'avais un bon plan. Je ne m'étais pas creusé les méninges pour rien. Lasolution, c'était Chrissy. Elle m'aimait bien. Elle accepterait de donner mon enveloppe à Hannah, je le savais.
La pluie a cessé et l'air de la nuit s'est fortement rafraîchi. Je tournais en rond devant l'entrée du club. J'ai vérifié l'heure. 23h. Chrissy devait être à l'intérieur. Un videur trapu est apparu.
- Faut pas traîner ici.
- J'attends une amie.
- Ah oui, tu as une amie à l'intérieur ? Soit tu entres, soit tu dégages.
J'avais prévu d'intercepter Chrissy à la porte, mais le videur avait peut-être une bonne idée. J'avais des chances de la trouver dans le club. Seul hic, ça m'ennuyait de voir la sœur d'Hannah les seins nus.
- D'accord, ai-je marmonné en tâtant mes poches.
Merde. J'avais laissé mon portefeuille à l'hôtel. Le videur m'a lancé des regards noirs.
- Fous le camp, espèce de paumé, a-t-il craché en avançant vers moi.
J'ai remonté l'allée en courant, et je me suis adossé au mur de brique côté rue. Pas ça, je n'avais pas besoin d'une nouvelle plainte pour agression, ni dans un sens ni dans l'autre. J'ai attendu plusieurs heures sur le trottoir. De temps en temps, je trottinais sur place pour me réchauffer. Frissonnant, je m'effondrais par instant contre les briques détrempées. Au diable le Colorado et sa nuit glacée en plein mois d'août.
Vers trois heures du matin, une voix familière m'a sorti de mon état d'hébétude.
- Allez, à demain, a crié Chrissy, sa voix résonnait dans la ruelle. Je suis sûre que j'ai gagné. Essaie encore, poulette.
J'aurais reconnu sa voix n'importe où. C'était la même qu'Hannah, en un peu plus rauque. Quel soulagement... J'avais les larmes aux yeux. Le moment était enfin arrivé.
Chrissy est sortie de la ruelle d'un pas raide et s'est dirigée vers un lampadaire.
- Chrissy ! ai-je crié. (Je me suis élancé vers elle en brandissant l'enveloppe. Elle s'estretournée. Un énorme sourire s'est dessiné sur mon visage.) Hé, c'est moi ! Matt !
Chrissy a plongé la main dans son sac. J'ai rejeté ma capuche en arrière. Un nuage de gaz au poivre m'a recouvert le visage.
- Putain ! ai-je hurlé en m'écartant, le visage entre les mains.
L'enveloppe m'a échappé.
- Va te faire foutre, sale con !
J'ai entendu les talons de Chrissy claquer sur le trottoir tandis qu'elle s'éloignait de moi. Je manquais d'oxygène. J'avais la peau en feu. Mon nez, mes yeux et ma gorge me brûlaient. Quand j'ai rouvert les yeux, tout était flou.
- Mon enveloppe, ai-je articulé dans un souffle.
À quatre pattes sur le trottoir, j'ai fouillé le trottoir à l'aveuglette.
- Dans la flaque, mon gars, a dit une voix.
J'ai levé les yeux en direction de la voix. J'ai distingué une silhouette dégingandée tenant un téléphone. Me filmait-il ?
Ma main a fait des éclaboussures en tombant sur l'enveloppe trempée.Chapitre cours de Matt également suite demain 💯