Après ma brève conversation avec Matt, aller au Lot 49 avec Evan Rexer était la dernière de mes envies.Ne nous méprenons pas, le Lot était un petit bar branché, et j'adorais la référence à Pynchon, mais après qu'Evan eut bu sa première bière, il m'est clairement apparu que Matt avait raison - Evan avait une idée derrière la tête. Il passait son bras pommelé de taches de rousseur autour de mes épaules à la moindre occasion, me serrant contre lui en frôlant mes seins « par inadvertance ». Dégueu. Même si Evan avait eu du charme, ce dont il manquait royalement, je n'aurais pas apprécié. Il était en surpoids, et sa barbe en broussaille m'évoquait trop nettement le corps velu de Mick. J'ai envoyé un bref message à Matt.
Hélas, je m'avoue vaincue... pour cette fois. Ce crétin ne pense qu'à me sauter.
La réponse de Matt ne s'est pas fait attendre.
Est-ce que ça va ?
J'ai rapidement renvoyé :
Très bien, juste énervée. J'ai hâte que la soirée se termine. Je ne voulais pas t'inquiéter.
Cette fois, la réponse de Matt a mis quelques minutes à m'arriver. En la lisant, j'entendais presque son timbre sarcastique, relevé d'un étrange mélange de colère et d'amusement.
Eh bien, je me suis inquiété. Tu vas devoir t'en remettre à moi. Envoie un SMS si tu as besoin d'un chauffeur, même si je ne te promets pas de te reconduire chez toi.
J'ai frissonné en rangeant mon téléphone dans mon sac. Une impression puissante, celle de savoir qu'il me suffisait d'appeler mon séduisant inconnu pour qu'il vienne me libérer de ce bar bondé et de cet excité boutonneux. Evan m'a pincé la taille. Je me suis écartée de lui en me tortillant.
- Tu m'as fait mal, ai-je grommelé.
Je doutais qu'il m'ait entendue avec la musique forte et déformée que jouait un groupe. J'ai soupiré et siroté mon Long Island. L'alcool me faisait tourner la tête, probablement parce que j'avais le ventre vide. Dès notre arrivée à la maison, après avoir embrassé mes parents, mon frère et le chien, je n'avais fait que traîner ma déprime de pièce en pièce.
Retourner vivre chez ses parents à vingt-sept ans, ce n'était pas glorieux. Je n'avais pas assez d'argent de côté pour me prendre un appartement. Ma mère m'avait promis de me déléguer une partie de son travail de retranscription et de me payer au noir le temps que je retombe sur mes pieds. Si j'appréciais son geste, et que
j'apprécierais encore plus cette rentrée d'argent, c'était un sale coup pour ma fierté. Était-ce réellement ma vie ? Comment avais-je pu décrocher mon bac avec félicitations, puis une bourse d'études supérieures, et retourner chez mes parents pour taper des rapports médicaux ?J'ai reconnu la chanson qui dominait les éclats de voix dans le bar. Le groupe faisait une reprise presque acceptable de « Jigsaw Falling into Plac1 ».
- Parfait ! me suis-je exclamée en riant.
J'ai terminé mon verre d'une généreuse gorgée.
- Quoi ? T'en veux un autre ? a crié Evan.
- Non ! Je vais danser.
-Ah...
Devant sa mine défaite, j'ai failli être désolée pour lui. Je savais qu'Evan ne me rejoindrait pas sur la piste. Il était du genre à jouer à Donjons & Dragons, et à se déguiser pour l'avant-première du dernier Star Trek.