Matthew Robert Sky Jr est né le 9 novembre 1984. Son père, un chirurgien orthopédique réputé spécialiste de la main, et sa mère, pédiatre, ont trouvé la mort dans un accident de car en Amérique du Sud quand il avait neuf ans. Ils étaient venus aider bénévolement les habitants des favelas de Rio. Matthew et ses frères, Nathaniel et Seth, ont été élevés par leur oncle dans le New Jersey.
Après de brillantes études secondaires, il est entré à l'université de Cornell. Il a publié sa première nouvelle à l'âge de vingt ans. Il a quitté la faculté après une tentative de suicide, et il a passé plus d'un mois dans un hôpital psychiatrique. À sa sortie, il est tombé dans laspirale infernale de la drogue et de l'alcool, et pendant cette période de dépendance, il a commis quelques délits mineurs.
Avant de devenir sobre à l'âge de vingt-trois ans, Matthew a mené une existence de play-boy sur la côte Est, finançant son train de vie grâce à l'héritage considérable dont il a pu disposer à partir de l'âge de dix-huit ans. Il n'a jamais arrêté d'écrire. Après plus de quinze refus, il a soumis Ten Thousand Nights à Pamela Wing en 2007. Dès sa publication, le livre a été acclamé dans tout le pays, puis dans le monde entier.
Ahurie, je regardais défiler sur Internet tout ce que j'avais toujours voulu savoir sur lui.
Juillet. Le mois de Matt.
Le mois sans Matt.
Même les grosses chaînes d'information et les journaux traitaient des révélations sur M. Pierce. Personne n'arrivait à décrocher d'interview ni même un commentaire, mais Pam confirmait tranquillement l'identité de l'auteur et quelques informations générales.
« M. Sky a besoin de préserver son intimité pour écrire, a déclaré Pamela Wing de l'Agence Granite Wing. Les médias l'ont toujours respecté en tant qu'artiste. Désormais, ils doivent le respecter en tant qu'homme et arrêter d'exposer sa vie sur Internet. »
Un journaliste a finalement réussi à l'attraper devant chez lui. Cela a donné lieu à une altercation. Le journaliste a été tabassé. Une plainte a été déposée et transmise au tribunal. La presse et les radios locales ont fini par s'en désintéresser vers la mi-juillet.
Fit to Print a attiré l'attention de tout le pays en révélant cette histoire, mais ils n'ont jamais donné le nom de leurs sources. Ils ont continué à tenir une rubrique sur la vie et l'œuvre de Matt. Ils publiaient régulièrement des photos.
J'y ai vu une image de Matt à neuf ans, faisant du bateau avec ses parents, les cheveux plaqués en arrière.
Matt le jour de la remise de son diplôme.
Matt avec l'équipe d'aviron de Cornell.
Matt et ses amis dévaler des pentes enneigées sur des plateaux de déjeuner.
Matt et sa petite amie, Bethany Meres.
Il y a tellement de choses que j'aimerais te dire.
Plusieurs journalistes avaient émis l'hypothèse que c'était Bethany Meres qui avait divulgué l'information ayant permis de lever les secrets de Matt.
« Bethany était folle amoureuse de Matt, a déclaré un ami proche de Meres, et il était fou d'elle. Elle a dit plusieurs fois qu'elle pensait qu'il allait la demander en mariage. Et puis la rupture est tombée de nulle part. »
Elle avait eu lieu trois jours avant que l'histoire éclate.
Malgré le contrat de confidentialité, Matt n'a pas porté plainte. Il a fait profil bas. Bethany n'a fait aucune déclaration. À l'occasion, Pam répondait aux questions des journalistes. La famille et les amis de Matt sont restés muets comme une tombe. De mon côté, je n'existais aux yeux de personne dans la vie Matt.
J'ai ignoré ses appels. Je n'ai pas écouté ses messages. Je n'ai pas lu ses e-mails. J'en suisvenue à changer de numéro de portable et à créer un nouveau compte de messagerie. Avec l'argent que ma mère m'a prêté et mon premier salaire de l'Agence Granite Wing, j'ai pris un petit appartement à Denver.
Ma petite vie a commencé. Partout où j'allais, quoi que j'essayais de faire, les souvenirs de Matt étaient présents. J'ai accepté d'avoir la nausée en permanence dans ma nouvelle vie. Je l'aimais - ça m'est apparu quand tout s'est écroulé - alors que je ne savais pas qui il était. C'était donc possible d'aimer un inconnu.
Je me suis interdit de m'appesantir sur l'ampleur de ses mensonges. Matt l'homme d'affaires. Matt et sa piaule de célibataire. Matt me disant que j'étais à lui. Matt et son petit sourire en coin quand je défendais M. Pierce. Et pire que tout, Matt faisant de moi la complice involontaire de son infidélité.
Comment a-t-il pu faire ça ? Comment a-t-il pu sourire et bavarder avec ma famille alors qu'il se servait honteusement de moi ? Seule ma famille savait tout ce que j'endurais. J'en aiparlé à Chrissy, Chrissy l'a dit à ma mère et ma mère l'a dit à mon père. Si Jay était au courant, il s'en fichait.
Matt n'est pas allé frapper à notre porte, mais ma mère a cru le voir passer devant la maison plusieurs fois. Il n'est pas venu à l'agence.
Par principe, j'aurais probablement dû démissionner - après tout, j'avais décroché ce poste grâce à Matt -, mais c'était le boulot de mes rêves. J'avais besoin d'argent. Matt s'était bien amusé avec moi et j'avais droit de garder les miettes. Au moins, mon chagrin n'était pas vain. Pam devait se douter que la révélation de l'identité de M. Pierce avait des répercussions sur ma vie, mais nous n'en avons parlé qu'une seule fois. C'était le lendemain de la grande révélation, après que j'avais été abordée par un journaliste qui répétait que Matthew Sky était M. Pierce. Après que j'avais lu l'infâme article dans Fit to Print.
Le lendemain du jour où j'ai promis d'aller chez Matt quoi qu'il arrive, et que je n'y suis pas allée.
Je me souviens de l'état dans lequel j'étais en me réveillant ce jour-là, comme si on m'avait arraché les tripes. Je n'étais plus que l'ombre d'Hannah.
J'avais un travail pour m'occuper. Des gestes à accomplir.
Je me suis douchée et habillée de manière mécanique. Je suis arrivée au bureau avec dix minutes d'avance. Pam m'attendait, appuyée contre son bureau.
- Hannah, a-t-elle dit en me faisant un de ses sourires laconiques. (Une voix rauque a jailli de l'enveloppe creuse qui me servait de corps. Je n'ai pas pris la peine de me racler la gorge.) Je suis contente que tu sois là. Je n'étais pas sûre...
Je me suis arrêtée avant d'arriver dans mon bureau.
En arrivant à l'agence, j'avais craint de trouver Matt en train de camper sur les marches pour m'attendre. J'ai été soulagée de ne pas le voir - et ça m'a fait mal aussi. À ce moment-là, je n'avais pas encore décidé de bloquer ses appels téléphoniques, ses SMS etses e-mails. J'ignorais s'il allait se battre pour moi. Le voile avait été levé sur son secret. C'était la fin de son petit jeu. Il était possible qu'il se débarrasse de moi, comme une preuve de sa double vie. Je n'avais rien pour tourner la page.
Me retournant, j'ai pris une inspiration tremblante.
- J'aime ce travail, ai-je déclaré aussi calmement que possible. (Je me suis obligée à regarder Pam dans les yeux. J'y ai vu de l'inquiétude, ce qui était pire que sa froideur habituelle.) Je n'avais aucune raison d'être absente aujourd'hui.
- Vraiment ? a-t-elle fait en me souriant.
Merde, je n'étais pas équipée pour appréhender la facette amicale de Pam. J'avais besoin de son côté garce, pas de son épaule pour pleurer, d'autant que j'allais fondre en larmes si elle n'arrêtait pas de me considérer avec douceur et sollicitude.
La veille, j'avais pleuré jusqu'à devenir une épave. J'avais pris ma douche en sanglotant. Mes réserves de larmes n'étaient en aucun cas asséchées.
- Oui, ai-je répondu.
- Très bien. (Pam a fait la moue.) Matt m'a demandé de tes nouvelles hier. Il m'a paru très agité. En fait, il m'a raccroché au nez.
Je ne veux pas apprendre à dire au revoir.
Mes yeux m'ont piqué. J'ai dégluti.
- On s'est parlé, ai-je dit.
Pam m'a observée un moment. Je me demandais ce qu'elle savait, ce qu'elle en avait déduit. Dans le monde de la littérature, la grande nouvelle était que M. Pierce avait désormais un nom, Matthew Sky. Pour moi, la grande nouvelle était que Matthew Sky avait une petite copine. Je tournais en rond dans mon malheur qui n'appartenait qu'à moi. Pam l'avait sûrement deviné.
- Très bien, a-t-elle répété, cette fois pour mettre un terme à la conversation. (Elle aremis son masque cent pour cent professionnel.) Aujourd'hui, j'aimerais que tu...
J'ai écouté. J'ai pris des notes. J'ai fait mon travail.
Je suis rentrée à la maison, j'ai sauté le dîner et je me suis écroulée sur mon lit.
Je me suis réveillée et j'ai répété mon train-train avec le même sentiment de vide.
Je ne dirais pas que mon chagrin s'est atténué. Je dirais plutôt qu'il m'est devenu familier. J'en suis même venue à m'attendre aux lances qui me transperçaient douloureusement à tout moment - devant le frisbee de mon frère, devant les Lexus, quand un bruit m'évoquait un feu d'artifice.
Ça provenait de tout et n'importe quoi. L'odeur des pins. Une brise chaude. Un certain sourire sur le visage d'un étranger. Parfois, j'avais l'impression d'apercevoir Matt dans la foule, en ville. En y regardant de plus près, je ne voyais plus qu'un grand inconnu se rendant au travail.
Chrissy a essayé de me convaincre de vandaliser les voitures de Matt.
- Tu sais les reconnaître, Hannah. Tu sais où il les gare ! Va dégommer le pare-brise de ce fils de pute avec une batte de baseball. Il est trop trouillard pour s'en prendre à toi.
J'ai serré les dents et je suis partie. Malgré ma colère et ma peine, et malgré le sentiment d'avoir été naïve et abusée, l'idée de faire du mal à Matt m'irritait. Je ne pouvais pas m'empêcher de regarder les infos et de lire les articles traitant de sa vie. Je n'ai pas pu retenir la vague de tristesse qui m'a submergée en découvrant l'histoire de ses parents et de son suicide raté, de son séjour en hôpital psychiatrique et de sa descente dans l'enfer de la dépendance.
Matt. Mon Matt. Je l'aimais, je le haïssais.Impuissante, ma famille me voyait perdre l'appétit de jour en jour. J'ai perdu sept kilos.
Le week-end, j'allais me coucher à 22h et je dormais d'une traite jusqu'à 14h.
Je ne supportais plus d'entendre mon nom. Hannah, Hannah, Hannah.
Avant, Matt le répétait constamment. Il le grognait, le gémissait, le chuchotait. Il le disait comme un juron - comme une prière.
Hannah... oh, putain, Hannah.
Hannah, ne me rejette jamais.
Hannah, je ne supporte pas d'être séparé de toi.
Promets-le. Hannah, promets-moi que tu viendras quoi qu'il arrive.
Je ne supportais plus mon reflet. J'évitais les miroirs. Je portais des tenues sobres. J'ai opté pour une coupe sévère au carré et j'ai commencé à raidir mes cheveux.
Quand l'inquiétude et la vigilance de ma famille sont devenues trop étouffantes, j'ai pris l'appartement de Denver pour m'y terrer. Je n'avais pas d'amis à voir et aucune envie de sortir, de toute façon. Ce salaud avait été toute ma vie depuis mon retour dans le Colorado. Et ce salaud était toujours toute ma vie, pendant le mois d'août, même après quatre semaines sans lui. Il était là parce qu'il était absent. Qui pouvait le comprendre ?
Il était toujours avec moi. Il était l'espace négatif autour de moi.Ce chapitre et cour ✔