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Mardi 5 mai

Au matin, bien que ce qu'il a vécu semble tout à fait irréel, Florian est persuadé qu'il ne s'agit pas là du fruit de son imagination onirique.

Il est partagé entre deux émotions contraires : la joie d'avoir retrouvé Phalène, et l'angoisse de l'avoir peut-être à nouveau perdue. En effet, cette apparition surnaturelle lui laisse craindre qu'elle ne soit plus de ce monde – n'a-t-elle pas parlé de la fin de son histoire ?...

Les évènements si extraordinaires de la nuit l'obnubilent. La même question revient sans cesse : « Est-ce que je la reverrai ?... »

Il s'inquiète d'autant plus qu'il a cru capter, diffuses dans l'esprit de Phalène, des évocations fugitives de stress violent et de souffrances récentes.

A son bureau (où il ne travaille qu'à mi-temps), Florian se montre tellement distrait que ses réalisations s'en ressentent, et le chef de service le lui fait remarquer avec un certain étonnement car les productions de ce créateur de talent ont toujours donné satisfaction.

En ce moment, il lui faut concevoir une page publicitaire vantant les mérites d'une pâte dentifrice. Il parvient difficilement à se concentrer sur les vertus du produit qu'il doit promouvoir – et finit même par trouver insupportable la photo féminine qui, sur l'écran, sourit de toutes ses dents. Il attend impatiemment le soir.

Le temps s'écoule beaucoup trop lentement...

Vers vingt-trois heures, luttant avec peine contre l'endormissement, Florian espère que le phénomène de la nuit précédente se reproduira. Il ignore encore que c'est au cours de certains états modifiés de conscience (notamment lors du demi-sommeil, ou d'une relaxation profonde...) qu'une telle communication extrasensorielle devient possible entre Phalène et lui – la puissance de l'amour qu'ils éprouvent l'un pour l'autre leur permettant alors d'être accordés sur le même mode vibratoire.

En effet, c'est quand il commence à s'assoupir, aux sons d'une romance de Beethoven, qu'elle apparaît dans sa lumineuse aura.

Ils s'unissent... et prolongent ce rapport fusionnel qui les inonde d'un bonheur incomparable.

Elle flotte maintenant à quelque distance du lit où il est allongé, immobile. Il la contemple, extasié.

« Je n'avais pas rêvé, j'en étais sûr ! »

Dans sa tête, la voix chantante de Phalène lui confirme :

Non, Florian, tu ne rêves pas. Je suis bien là... mais aussi à l'hôpital de la Timone, à Marseille. Hier, je n'ai pas eu le temps de te dire ce qui venait de m'arriver...

Qu'est-ce qui s'est passé, Phalène ?

J'ai eu un grave accident de la route.

C'était vers minuit ? A cette heure-là, ton prénom s'est tout à coup imposé à moi, et j'ai ressenti alors une sorte de vertige.

Effectivement. Vers minuit, je rentrais chez moi en voiture, à Aix, après avoir dîné chez ma mère. J'étais un peu fâchée contre elle (c'est fréquent) car à mon insu, elle avait invité le fils d'une de ses collègues, dans le but de me mettre en relation avec lui. Il faut dire qu'après s'être efforcée, depuis mon adolescence, de veiller jalousement sur ma vertu et de me garder sous sa coupe le plus longtemps possible, elle s'inquiète maintenant de me voir encore célibataire. A présent qu'elle est veuve et se retrouve seule, elle me presse de lui donner des petits-enfants.

Il était bien ?

Oui, sous tous rapports : physique acceptable, bonne présentation, belle situation, parents aisés... (le gendre idéal pour ma mère). Mais je n'aurais pu lui accorder, tout au plus, qu'une tiède amitié. Tu sais, depuis mes seize ans, je n'ai aimé que toi, Florian...

­ Tu veux dire que tu m'es restée fidèle au point de n'avoir eu ensuite aucune liaison sentimentale ?

Comme jamais je n'éprouvais pour d'autres cet amour que tu m'avais inspiré, les occasions qui se présentaient ne me tentaient pas.

Il est si ému par ces révélations que les larmes lui perlent aux paupières ; mais il n'en a pas conscience, étant comme absent à sa condition physique.

La chatte, couchée dans son panier près du lit, les yeux mi-clos, paraît percevoir une présence étrangère car ses oreilles tressaillent sans cesse. Phalène regarde Laura d'un air attendri ; puis elle vient s'étendre près de Florian, et reprend le fil de son récit :

Dans un virage où je serrais bien sur la droite et à vitesse réduite, j'ai vu soudain, à ma grande frayeur, arriver sur moi les phares d'une voiture en sens inverse. Le choc frontal a été terrible. J'ai ressenti une atroce impression d'éclatement, puis la souffrance a disparu. Alors, je me suis aperçue que je planais à quelques mètres au-dessus des deux voitures déformées et enchevêtrées. Le plus étonnant, c'est qu'en m'approchant je pouvais voir distinctement mon corps inanimé. J'ai d'abord cru que j'étais morte mais que mon esprit restait vivant, situation très insolite !

Florian se demande comment Phalène a pu savoir où il résidait, et comment elle a pu venir ensuite si vite le rejoindre... Elle perçoit ses questions et lui explique :

Dans cet état spécial, les distances n'existent plus. Aussitôt après l'accident, j'ai désiré fortement te revoir... et j'ai eu l'heureuse surprise de me retrouver ici, instantanément. Depuis, je me suis rendu compte qu'il m'était possible d'aller là où j'ai des attaches affectives.

C'est inimaginable !

Quand je suis retournée, attirée malgré moi, vers mon corps toujours sans vie apparente, plusieurs véhicules de secours étaient arrivés. D'en haut, je voyais des infirmiers me mettre avec beaucoup de précautions sur une civière pour me transporter dans une ambulance. Puis ils se sont occupés du conducteur de l'autre voiture ; le malheureux paraissait lui aussi très mal en point.

Je les ai suivis jusqu'à l'hôpital. Ma vue et mon ouïe étant très aiguisées, j'ai pu observer les vaines tentatives de réanimation et entendre tous les propos du personnel soignant qui s'affairait autour de moi. Il serait plus exact de dire " autour de mon corps ", car mon " moi " véritable flottait dans un angle de la pièce, près du plafond.

En les écoutant, j'ai appris que je n'étais pas morte comme je le croyais jusque-là, mais que je me trouvais dans un coma profond. Je pouvais voir mon électroencéphalogramme qui indiquait une certaine activité cérébrale, faible mais régulière.

J'espère que tu vas bientôt reprendre connaissance.

Ce n'est guère souhaitable, car mon organisme semble gravement atteint et risque de garder des séquelles irréversibles ; j'ai entendu les diagnostics des médecins qui sont plutôt pessimistes...

Le cœur de Florian se serre ; alors, Phalène ajoute :

Ne sois pas triste. Jamais je n'aurais pu te retrouver sans cet accident.

Sans doute, mais...

Réjouissons-nous au contraire. Le moment présent est tellement merveilleux !...

Laura saute soudain sur le lit et vient se coucher confortablement sur la poitrine de Florian (comme elle le fait souvent). Sous le poids de la chatte, il retrouve son état de conscience ordinaire, perdant ainsi le contact avec Phalène.

D'elle, il ne persiste plus dans la chambre qu'un léger parfum de violette, celui qu'elle préférait quand elle avait seize ans...


PhalèneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant