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On va dîner jusqu'à n'avoir plus notion du temps, jusqu'à ce que nos sourires gras ne fendent plus l'air mais s'écoulent comme le vin sur la nappe en papier.
On va dîner jusqu'à pénétrer pleinement l'atmosphère brumeuse et lourde des fins de soirées bruyantes. Jusqu'à ce qu'un invité se lève, pourquoi pas une invitée d'ailleurs, et trempe ses lèvres brûlantes et moites dans un discours qui n'aura plus de sens. Qui tombera dans les oreilles comme le caillou au fond du puit, pour sombrer et s'enfoncer dans un silence opaque, reflet de ce qui l'observe, du ciel et des visages dévoilés.
Je dis on va dîner mais on va s'aimer bien sûr, aussi.
Comme le font les gens bruyants. Avec dans l'espace séparant nos fronts, toute l'impuissance de notre expression. Imperméables à nous-mêmes et insensibles aux autres.
Quel irritable amour, quel grossier dîner.
Et Julie Julie, avec la tempe aux pulsations diverses, et le sang qui colore son front, la veine qui s'expose lorsqu'on excite son courroux ou son hilarité.
Bastien dont les cheveux forment un chignon évasif, Bastien avec sa tête de champignon sous pluie de soleil.
Adil qui est rendu ivre, et caresse sa joue distraitement, l'air de se rassurer. Il a les pupilles si rouges, on peut entendre crépiter son âme dans le fond, il a la taille vertigineuse et élancée, et des griffures cassis de tous les côtés.
Léa dont la chambre à coucher est aussi vide que la place Clichy. C'est à dire jamais, elle dort enlacée à Bastien, et mord le harpon qui le retient. Elle l'arrache et le tord, ce qui lui donne l'air d'être mort, une poupée de chiffonnier.

À ce dîner tous s'enivrent et se grisent ; ils ont des secrets nacrés à se confier, et la langue nageant dans une crème vanille.

(déluge)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant