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Et si le sujet ne comprend rien ?
Ni la forme, ni la couleur ?
Il s'approche et c'est probablement la plus belle chose qui soit pour celui d'en face.
Le premier porte un parapluie et comme la nuit est trompeuse, son visage entier est dissimulé. En revanche, et c'est cela qui fait le charme du tableau, la braise grésillante de la cigarette se détache, et marque au fer rouge l'obscurité des alentours.
Si les greniers restent déserts, et que dans les rues s'empilent les livres ?
Le second se tient bien droit, il est grand et gorgé de pluie, sa peau devient scintillante à force d'être trempée par l'eau, et ses cheveux s'entortillent. Il dégouline, des gouttes dévalent son menton droit, la courbure de ses lèvres bleues, on dirait que ce sont des larmes, cruelles, qui s'amusent à sculpter son visage grave.
Si l'or se couvre de boue, mais que les marins se noient en mer sans en avoir vu le bout ?
Le bruit des passants les frôle sans les atteindre. Ils s'observent avec de grands yeux en manque, des mains planquées dans les poches, ou à donner une mesure vacillante à la cigarette.
Bastien a faim, le ventre creux, la bouche pâteuse, les jambes comme des couteaux, de minces anneaux d'argent qui mettent le feu à ses oreilles. Il n'essuie plus l'eau qui épouse son front, il ne détache plus son regard d'Adil, sa démarche lente et un peu fuyante, la mélancolie de ses pas sourds, la trace de fumée qui se glisse dans l'air mouillé. Bastien comme un grand loup mal léché, que les autres observent derrière la vitre du café chauffé. Bastien parti attendre sous la pluie, s'en fout. Nous sommes les gens dont il s'en fout. Pourtant à faire le buvard humain, il se craquelle. Il est supposé se fendre dans la lumière du jour, la peau brûlée vive. Non, maintenant, la nuit et la pluie l'engloutissent à son tour. Son regard porte proche, vers l'ami envolé qui s'infiltre à nouveau dans Paris. Vers cet homme qui revient sans sourire, sans pleurer, qui chamboule l'odeur humide sur le périmètre de la vaste place. Adil dévaste la ville de sa peau d'ébène.
Si les arbres restent nus l'hiver passé ?
Ils se sont arrêtés, emballés et leurs cœurs boursouflés d'amour déçu. Ils n'ont pas cherché à se dire les choses évidentes, ils n'ont pas ignoré le long silence qui les entourait, lorsque la pluie a redoublé d'intensité.
Préférer donner à manger aux oiseaux. Ce ne sont pas des pigeons, mais de grands albatros blancs. Leur tristesse est immense, et commune. Leurs ailes ne ploient pas, puisqu'ils planent, sur le ciel des terres d'argent.
Parfois, cela arrive, il est impossible de dormir dans des draps étrangers. Comme la télé est éteinte, que la nuit est tiède, on peut ouvrir une fenêtre et fumer. Ou sortir et fumer. Fumer les lèvres gonflées. De grosses lèvres rouges. Ne rien embrasser.

-Oh non plus jamais ça fait trop mal.

Décidément, ça fait trop mal. Le passé a un goût détestable et on l'adore avec une passion folle. Voilà c'est ça, ils se sont adorés ; et tous ces amours qui ne sont pas bien reçus, qui ne fleurissent jamais.
Pourquoi ?
Si un jour la Terre se meurt, est-ce que je mourrais avec elle ?
On ne survit pas à tout. Adil a les joues chaudes et les lèvres en coupe. Je crois que, malgré le froid, c'est de peur qu'il tremble. Il a vadrouillé longtemps afin de retrouver ce garçon doré, longtemps afin d'oublier, aussi.
Bastien en aurait le coeur saccagé s'il savait. C'est à cause de lui : que l'autre est parti. Bastien l'aveugle, Bastien le lunatique, et la franchise de ses larmes de malheur. Bastien lui saisit vivement le bras et l'attrape dans une étreinte, rupture de ce trop plein de sentiments. La cigarette lui échappe des mains. Il s'égare dans la surprise.

-Plus jamais.

Cette fois, et c'est la première fois, Adil respire.
J'ai l'impression que toutes les feuilles de l'automne se déploient jusqu'à fouetter magistralement son visage. Il sourit sans le choisir.
Décomposition d'un homme à travers les trois sourires qu'il nous offre : d'une luminosité en contraste, soutenue ou tamisée. Bastien restera balafré de ce sourire à n'en plus dormir le jour.
Adil, lui, aurait dit "mes haines ont péri, maintenant mon coeur est vide".
Pourtant ça y est, peu à peu, l'eau déborde sur les trottoirs. Tout se lie jusqu'à ce que, sous les éclaboussements des nuages sombres, décembre frissonne.

(déluge)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant