Prologue

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La nuit était sombre, terriblement sombre. Ses yeux de braise cherchaient sans réellement y parvenir à se repérer parmi la sombreur. Le sol défilait à une vitesse effarante sous ses pieds couverts d'étranges souliers colorés en cuir souple. Il lui suffisait de fermer ses beaux yeux pour entendre et sentir l'horrible et fétide présence de ses poursuivants. Bientôt, ils allaient la rattraper, ce n'était plus qu'une question de temps. Ils allaient s'abattre sur elle comme la misère sur ce monde. Mais elle ne s'en faisait pas trop. Elle était bien trop puissante et expérimentée pour se laisser avoir par ces jeunes benêts, du moins l'espérait-elle.

Un adorable petit gazouillis lui fit baisser le regard sur la petite qu'elle maintenait précieusement serrée contre son opulente poitrine. Elle avait peur. Peur que cette petite, l'avenir d'un univers tout entier, ne soit jamais capable ni d'accomplir son destin ni de rester en vie suffisamment longtemps pour même l'envisager. Aujourd'hui même elle n'était plus en capacité de la garder en vie. De lui promettre un semblant de sécurité. Et malgré le fait qu'elle soit tout à fait au courant qu'elle n'avait pas le moindre choix, son estomac se soulevait et son cœur se déchirait à l'idée de ce qui n'allait pas tarder à se produire.

L'enfant la dévisageait intensément de ses magnifiques yeux flamboyants. Son visage pâle et fin était déjà d'une immense beauté. Elle eut une légère grimace en se faisant la triste réflexion que cette dite beauté n'allait attirer à la jeune fille que des soucis. Et au vu du caractère de ses parents, ce ne sera pas forcément elle qui sera le plus à plaindre. Elle se rappelait encore quand, quelques années auparavant, sa mère avait été obligée de promettre une très importante somme d'argent à la famille d'un jeune homme qu'elle avait quelque peu chamboulé. Ce souvenir la fit sourire très légèrement. Ce temps lui paraissait si loin à présent...

Elle arriva enfin en vue de la ville. Ses grands bâtiments clairs se découpaient sur le firmament d'ébène, comme illuminés de l'intérieur. Malgré sa petite taille et son manque flagrant de couleurs et de gaieté, cet endroit lui plut immédiatement. La petite serait vraiment bien ici. Entourée d'humains et de verdure, elle vivrait une enfance normale et loin de tout conflit meurtrier. Du moins jusqu'au jour où elle aurait besoin d'apprendre à composer avec sa véritable nature et tous les problèmes que ladite nature est capable de créer. Elle se précipita dans les ruelles chichement éclairées pour finir par arriver devant un grand bâtiment affublé d'une plaque gravée où l'on pouvait lire : « orphelinat des coquelicots ».

La gorge nouée et les membres tremblants la jeune femme se mit à appuyer plusieurs fois sur le bouton de la sonnette. Mais les habitants de l'endroit ne semblaient pas décidés à lui faciliter la tâche, ce qui — soyons clairs — l'agaçait énormément. Chaque seconde qui s'écoulait rapprochait les poursuivants d'elle et de l'enfant. Chaque seconde qui passait réduisait drastiquement son existence et celle de la petite. Quoique son existence soit bien moins importante que celle de la jeune fille, ce n'était tout de même pas un caractère négligeable.

Alors qu'elle s'apprêtait déjà à recommencer son agression auditive des habitants du petit immeuble d'habitation, la porte de celui-ci s'ouvrit brusquement pour laisser place à une jeune femme d'une trentaine d'années au teint hâlé et au visage en cœur recouvert de taches de rousseur. Elle n'était pas d'une beauté aussi aveuglante et sauvage que celles que la visiteuse avait l'habitude de côtoyer, mais il se dégageait d'elle tellement de douceur et de sensibilité que cela la fit chanceler, chez elle la moindre trace de douceur était le pire des crimes et était sévèrement réprimandée, alors on peut dire que se retrouver face à une personne qui en était entourée était quelque chose de vraiment inhabituel pour elle. Un instant elle hésita à faire demi-tour et à reprendre l'enfant, mais son instinct lui disait qu'elle ne pouvait pas se le permettre. Aujourd'hui elle était une proie, c'était terrifiant et inhabituel, mais c'était comme cela.

Pendant qu'elle réfléchissait la trentenaire, elle avait eu le temps de la jauger de son regard embrumé de sommeil. Elle finit par demander :

– Mademoiselle ? Que puis-je pour vous ?

Son regard bleu pétillait d'intelligence et, malgré le sommeil qui le troublait, brillait d'une flamme menaçante. Tout en elle semblait dire : « tu as intérêt à avoir une sacrée bonne raison de me déranger à cette heure-là, parce que sinon... Je te promets de te faire passer l'envie de recommencer... » Mais la jeune femme s'en fichait. Elle lui posa le bébé dans les bras avant de déclarer d'une voix tremblante, mal assurée et chargée d'émotions :

– Voici mon enfant. Je veux que vous preniez soin d'elle jusqu'à ce qu'elle soit prête à me rejoindre. Protégez-la. Et promettez-moi que le jour venu, vous la laisserez partir.

Elle dévisagea avec attention le nourrisson avant de demander :

– Comment saurai-je quand le moment sera venu ?

La visiteuse répondit d'une voix chargée de mystère, de douleur et d'empressement :

– De là où je viens, nous disons ceci : la destruction et la vie sont les deux côtés d'une même pièce, l'une ne peut exister sans l'autre et elles arrivent généralement de pair.

La brunette fronça son joli petit nez avant de secouer la tête :

– Mais.. Qu'est-ce que...

La jeune femme eut un sourire énigmatique.

– Ce que cela signifie, madame ? Vous le découvrirez bien assez tôt.

Elle se pencha ensuite au-dessus de la petite et déclara :

– Reviens-moi vite mon ange.

Et déposa un léger baiser sur le front de l'enfant, comme pour sceller une promesse dont elle seule avait les termes exacts et les clefs. Le cœur lourd et une horrible envie de vomir tripes et boyaux, elle se détourna et s'élança vers les ténèbres de la nuit à la rencontre de ses poursuivants pendant que l'autre femme, la jeune fille toujours calée dans les bras, la regardait faire sans comprendre.

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Rubis - I. Renaissance Où les histoires vivent. Découvrez maintenant