Chapitre II

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                                                                     Les yeux de la banshee

Une série d'images plus sombres et obscures se succédant  m'extirpa soudain de mon profond sommeil.

Le roulis de la caravane qui s'interrompt brusquement devant une horde de bêtes assoiffés de sang, leurs yeux vitreux prêts à sortir de leurs orbites pour avaler leur proie. Une mer de flammes déversant des vagues de feu autour d'une femme, une dague coincée dans la trachée. Les hurlements d'agonie incessants des hommes mêlés aux cris enthousiastes des créatures monstrueuses. Le sang qui me brûle la peau.

Quand mon cerveau réussit enfin à sortir de ce rêve éveillé, son seul réflexe fut d'ordonner à mes cordes vocales de vibrer le plus fort possible, alertant les hommes vaquant dans la pièce. Ces derniers, à l'allure de prêtre s'enquirent tous de mon état mais je n'arrivais pas à répondre. Parler n'était pas le problème, c'était plutôt de savoir si oui ou non, j'allais bien.

— Où suis-je, haletais-je doucement en reprenant mon souffle, ma main toujours portée à mon front trempé de sueur.

Venue de nulle part, une femme, qui nous attendait déjà à l'entrée de la ville quand nous sommes arrivés, éloigna la foule de prêtres d'un geste de la main. Grâce à elle, je reprenais peu à peu mon souffle, moins étouffée.

— Tout va bien, affirma-t-elle en me caressant le visage. Tu as été victime d'une attaque, tu t'en souviens ?

J'acquiesçais en attendant la suite, devant faire tous les efforts du monde, trop épuisée, pour ne pas perdre le fil de la conversation.

 — Tu n'as pas eu de blessures d'après le docteur, tu es juste un peu secouée. Là, nous sommes à l'église de Rosran qui a généreusement accepté de prendre en charge les blessés, tu n'as pas à t'en faire. Tu es venue rejoindre de la famille, des amis ? Nous allons les contacter, tu veux bien nous dire leurs noms, s'il-te-plaît ?

Je me relevais lentement, prenant garde à ne pas forcer sur mes muscles endoloris par la chute de la charrette. Bien que personne ne me vint à l'esprit en entendant sa demande, il me fallut un peu de temps avant de répondre que j'étais seule.


A mes mots, la jeune femme écarquilla les yeux et hésita à me poser une nouvelle fois sa question mais se ravisa en examinant ma mine dénué de culpabilité, confirmant mon honnêteté.

Profitant du temps qu'elle passa sous silence, j'observais la pièce dans laquelle je me trouvais. Il s'agissait d'un grand espace commun où plusieurs lits étaient alignés de part et d'autres de l'endroit. La totalité de la literie était occupée par des rescapés de l'attaque, pour certains encore endormis tandis que d'autres jaugeaient la chambre, encore ensommeillés. Des prêtres se faufilaient entre eux et venaient porter leur aide aux blessés, accompagnant leur présence par des vivres et de l'eau. Là où les personnes semblaient le plus fragiles, un médecin se tenait à leur chevet et veillait sur eux.

Attendant patiemment que j'eus assimilé l'endroit nouveau pour moi, mon interlocutrice reprit la parole et se présenta convenablement :

— Très bien, si tu souhaites partir ne te gène pas. Mais, bien sûr l'église offre l'hospitalité donc si préfères te reposer quelques temps il te suffit de leur demander. Au fait, je m'appelle Sasha Aggran, tu peux me trouver à la guilde de la ville si tu as besoin de quoi que ce soit.

Devant son silence inquisiteur, je me sentis obligée de mettre un nom sur mon visage. Diane Eulet. Cela du satisfaire Sasha puisqu'elle se leva et me souhaita un bon repos, insistant bien sur mon prénom. Soudain, elle se leva pour parler avec les autres personnes venant de se réveiller mais mon bras la retint sans que je ne puisse l'arrêter.

— Attendez ! C'était quoi ça ? Ces monstres qui nous ont attaqués !

Je dus crier puisqu'à mes mots, toute la pièce braqua un regard surpris dans notre direction. La fameuse Sasha du remarquer mon inquiétude puisqu'elle me répondit d'une voix douce :

— Il s'agissait de gobelins. Mais ne t'en fais pas, tu es en sécurité ici.

Je bredouillais quelques bribes de mots, ne pouvant pas accepter si facilement alors, elle s'assit de nouveau sur le lit avant de dire des mots rassurants :

— Tu as plutôt l'air en forme malgré l'attaque. Regarde autour de toi, tout le monde ne se remet pas comme ça, c'est presque plus rassurant d'en voir pleurer que de voir quelqu'un comme toi qui as juste poussé un cri d'effroi puis capable de tenir une conversation.

C'était vrai. Je n'avais pas de séquelles physiques certes, mais surtout mis à part la peur au moment de l'assaut, maintenant je ne ressentais presque rien. Aucun sentiment nocif ne venait m'envahir contrairement aux autres, il me suffisait de tourner la tête pour voir les visages dévastés et sans vie d'humains qui n'en avaient plus que le nom. Le regard de ma voisine de lit était éteint, ses traits tirés et son expression vide alors que, d'ordinaire elle devait être si belle.

J'ai vu des cadavres déchiquetés, le regard cruel de monstres sanguinaires, une femme se faire égorger devant moi, vu un enfant frapper à mort, entendu des cris, des hurlements et des lamentations, songer à abandonner, rencontrer le visage de la mort et... C'est tout ce que cela me fait ? Vraiment ?

J'ai beau avoir un naturel enjoué c'est bien trop pour être supporté aussi facilement. Je suis peut être folle, après tout j'ai bien quitté la maison pour venir ici sans but... songeai-je en regardant mon corps qui ne semblait pas plus troublé que mon esprit, comme s'il ne s'était rien passé.

La femme qui me regardait toujours reprit la parole de manière un peu plus sérieuse et formelle cette fois.

— Dans un monde où la guerre entre nations, hommes et monstres fait rage, nous tentons juste de nous créer et bâtir un pseudo équilibre afin de vivre. La Mort, nous la voyons faire, la frôlons, la rencontrons et recommençons : c'est un cercle vicieux. Si malgré la peur tu trouves la force de l'affronter de nouveau alors tu es faite pour nous rejoindre. Nous sommes là pour protéger ceux qui n'ont pas cette force, mais bien sûr je ne t'oblige à rien, je te tends juste la main.

Je la regardais sans vraiment comprendre. Que voulait-elle dire ? Elle sembla lire dans mes pensées puisqu'elle éclaircit mes interrogations aussitôt.

— Je te propose de rejoindre notre guilde. Nous protégeons les environs des monstres et des batailles ennemies contre quelques pièces d'or. Les gens dits "normaux" ont la même réaction que les autres victimes ici présentes, mêmes parmi nous mais, ceux qui croisent sans ciller les yeux des banshees ; les commanditaires de la Mort sont rares. Nous avons besoin de ces gens là, vous êtes précieux. Nous avons besoin de personnes pouvant survivre à ces traumatismes pour continuer de protéger la population. Enfin, je te l'ai dit, ne te presse pas à me donner une réponse maintenant et, je ne t'obliges pas non plus à accepter, cela doit tout de même te retourner un peu cette histoire.

Rejoindre la guilde ? C'était vrai, j'avais besoin d'argent mais... je ne suis pas sûre de pouvoir "croiser le regard des envoyés de la Mort sans ciller..."

Je lui annonçais que j'allais réfléchir avant de me lever de mon lit. Comme elle l'a dit, je vais bien, je n'ai pas besoin de me cloîtrer plus longtemps, je suis partie de la maison ce n'est pas pour m'enfermer dans une église.

En sortant, j'observais au sol plusieurs filets d'eau, dus à la pluie de la veille, couler le long les jointures des pavés de la rue pour rejoindre les canaux qui la traversaient. Le ciel s'était dégagé et même le soleil illuminait le lieu.

On dirait vraiment que rien ne s'est passé... La ville, d'une architecture complètement différente de Ladsen, vivait sans se soucier du massacre de la nuit précédente. Pourtant, ce n'est pas l'agitation qui manquait hier, on pouvait voir les villageois regarder à travers leurs fenêtres les hommes et les femmes qui se dirigeaient vers l'église accompagnés du médecin et de la femme de tout-à-l'heure.

Alors c'est vrai ? On cherche vraiment à se bâtir un pseudo équilibre ici... comme partout ailleurs, j'imagine ?

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