Chapitre XXIV

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Est-ce de la neige que je vois tomber au fond de tes yeux ?

L'évocation si soudaine de Lash me fit tomber des nues. Mon faciès se décomposa en un instant, faisant retomber mon rictus intrigué à l'état de lèvres essoufflées et tremblotantes. J'aurais dû repousser le début de ma frange de mes yeux embués mais mes membres ne répondaient plus, comme tétanisés.

Je le savais. J'avais bien compris qu'en me rendant jusqu'à la Matriarche, le sujet tournerait forcément sur Lash. Je m'y étais préparée, je pensais être prête à affronter ce tabou.

Pourtant... Maintenant qu'on y était, maintenant qu'on abordait son nom, je me sentais incapable de prendre la parole, incapable d'émettre le moindre son, complètement écrasée par mes poumons pressés. Mon cœur tambourinait si fort qu'à mesure qu'il se confrontait à ma cage thoracique, il devenait toujours plus douloureux et répercutait les coups sur tout mon appareil respiratoire, ses battements ressentis mêmes dans mes veines.

L'image de la jeune religieuse trempant dans sa baignoire se dissipait peu à peu, remplacée par un brouillard sombre et inquiétant. Je contractais la mâchoire pour contenir tous les cris sourds que je voudrais pousser à cet instant, enfermant les plis de mes habits dans mon poing pour éviter de montrer mes tremblements de manière trop évidente.

Non... Non... Non ! Pas maintenant, je m'étais juré de le tuer, je ne dois pas fléchir, je vais le faire, tentais-je de me raisonner, haletante. Je n'ai qu'à demander son exécution, oui... Ça va le faire... J-Je n'aurais qu'à rire devant sa tête coupée... Roulant jusqu'au bas d'un échafaud...

- " Alors ? T'en tires une tête... Si tu as envie de pipi, les toilettes sont en bas."

Sa remarque eut l'effet d'une décharge, mes pensées disparurent dans l'oubli, évincées par ma surprise. Cependant, mes doutes s'étaient eux aussi envolés, laissant seulement un sentiment déchirant lanciner dans ma poitrine.

- " Q-Qu'il meure !"

Les globes oculaires de la fillette faillirent sortir de leurs orbites, décontenancés par ma réponse. Elle lâcha même un grain de raisin qu'elle s'apprêtait à engloutir dans son bain.

- " Qu'il meure !" répétais-je avec plus d'assurance. " Je veux qu'il meure ! Qu'il souffre autant que moi... Non, plus encore ! Qu'il souffre comme personne n'a jamais souffert avant lui ! Il n'est plus rien pour moi ! Il n'a jamais rien été ! Son existence même était un parasite, dénuée de sens ! Sa mort serait la seule chose qui pourrait lui faire expier son péché d'être né !"

Je ne voyais rien. Je ne parvenais plus à distinguer les silhouettes autour de moi cependant, le clapotis de l'eau avait cessé, m'indiquant que la Matriarche ne bougeait plus, peinant à cligner des yeux. Toutefois, il reprit peu après. Sorti de l'eau, la voix d'Eusthiya atteignit mes tympans assourdis :

- " ...Tu pleures ?" demanda la fillette, le timbre étouffé.

Sa petite main enveloppa délicatement ma joue, le mouvement hésitant. Ce fut à cet instant, quand la froideur de ses doigts effleura ma peau, que la brûlure provoquée par le rideau de larmes qui baignait mon visage, s'estompa.

Mes prunelles étaient inondées par un océan d'eau salée. Je n'avais pas besoin de sceller mes paupières pour que des gouttelettes diaphanes dévalent le long de mes cils humides jusqu'à la paume blanche de la jeune enfant. 

Je pleure beaucoup trop depuis un moment...

Je recouvris ses mains des miennes et tentais de couvrir le bruit de mes sanglots avec, m'effondrant peu à peu à genoux sur le carrelage dont la froideur traversait mes habits. Mon front s'enfouit instinctivement sur l'épaule d'Eusthiya.

Elle ne prêtait même plus attention à ses prédictions, cette devin aurait du avoir déjà lu cette alternative dans le futur et pourtant son visage affichait une compassion et une douleur sans nom, comme si le nombre de fois où ce spectacle se répèterait devant elle ne changerait rien à la peine que cela infligerait au cœur de cette demoiselle.

Si jeune et déjà tant de poids sur son dos, posséder un tel don n'a pas toujours du être facile. Son pouvoir a sûrement vu la mort de bon nombre de personnes se réaliser avant même l'heure venue, peut être même sa propre mort... Pourquoi tout est si difficile... Ne pourrait-il pas simplement y avoir les gentils et les méchants d'un côté et de l'autre ? ...Tout serait si simple si les gens n'étaient pas si compliqués...

Je collais toujours plus mon front mouillé à son corps, cherchant du réconfort dans la chaleur humaine. Les gens disent que les câlins de leur parents réchauffent les cœurs... Peut être que je voudrais juste être dans les bras de Mère à cet instant, contre le cœur de ma maman... ?

Pourquoi est-ce que tu me fais si mal, Lash ? Pourquoi, même sans tes gestes, mon esprit t'accorde-t-il tant d'importance ? J'en ai tellement assez... De devoir supporter la douleur que tu me procures... De sentir ma poitrine se serrer à l'évocation de ton nom... De devoir supporter ton absence comme ta présence...

Le souffle de la Matriarche frôla mon cou :

- " Je crois qu'on ne va pas le tuer maintenant... Quoique tu en dises, tu en as sûrement plus besoin que tu ne le prétends... Mais, si l'on ne le tue pas, que doit-on en faire, Diane ?"

La douceur de son timbre calma petit à petit mon chagrin tandis que ma respiration se cala sur le rythme de la sienne.

- " O-Oui, j-je n'ai plus vraiment envie de voir sa tête coupée, finalement... Si j'en ai déjà eu envie un jour..." murmurais-je doucement, sans savoir si mon ton était suffisamment élevé pour être entendu.

J'agrippais plus fermement les bras d'Eusthiya en tentant de soulever mon visage de ses épaules.

- " On va le ramener chez nous... Tout le monde a beaucoup de choses à se dire... Je crois..." soufflais-je avant de laisser mes joues se recoller contre la Matriarche, installé ainsi durant un instant que je ne pus chiffrer.

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